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mardi, 23 mars 2021

Quelques écrivains oubliés

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Quelques écrivains oubliés

par Daniel COLOGNE

Je remercie Bernard Baritaud et ses collaborateurs du CRAM (Centre de réflexion sur les auteurs méconnus) de m’avoir accueilli dans le numéro 16 de leur revue. Je leur dois bien une recension de La Corne de Brume (livraison d’avril 2020). On y trouve notamment des textes de Nino Frank (1904 – 1988) exaltant les beautés de Milan, Gênes et Venise, en une sorte de périple stendhalien d’où émane « une poésie délicate et plaisante ». Ce ne sont pas exclusivement des écrivains oubliés qu’évoque cette intéressante publication. On y parle aussi d’un fait d’armes que l’Histoire n’a pas retenu et qui a pour décor la Guyane en 1963. Le célèbre Max Jacob s’y invite à la faveur de la Sainte-Hermandade, « version théâtralisée d’un de ces poèmes en prose drolatiques du Carnet à dés (1917) ».

9782868690777-475x500-1.jpgAutant ce recueil de Max Jacob est « légitimement le plus connu », autant Jean Reverzy et son roman Le Passage sont imméritoirement écartés par la postérité littéraire. Il s’agit pourtant d’un auteur qui partage avec Céline son métier initial de médecin des pauvres et son évolution vers un pessimisme décrivant « le lent travail de la vie, cet effritement invisible et ininterrompu ». Un rapprochement est aussi esquissé entre Le Passage de Reverzy et L’Étranger de Camus : « la mer, les hommes simples, une réflexion sur la vie, cet étrange cadeau empoisonné par la mort » et un personnage final d’aumônier « dépeint comme un intrus ».

L’actualité éditoriale n’est pas absente et l’un des rédacteurs, Henri Cambon, souligne la récente parution des Lettres d’Indochine et de France de Georges Pancol (L’Harmattan, 2019). Avant de mourir au front en 1915 et de rejoindre les rangs de la « génération perdue », à laquelle appartiennent aussi Péguy et Alain-Fournier, Pancol fait un séjour dans le Tonkin qui lui inspire « certains jugements désobligeants » sur les Asiatiques. C’est le regard d’« un jeune Européen qui ne remet guère en cause le fait colonial ». C’est un « témoignage » dont la « valeur historique » est indéniable, même si « on se serait attendu » de la part de l’auteur « à une plus grande ouverture d’esprit devant les richesses humaines et culturelles de ces pays dans lesquels il a été plongé ».

Bernard Baritaud se souvient de sa jeunesse antillaise et son pittoresque récit autobiographique est couronné par un magnifique poème dont voici un extrait :

« Notre-Dame de la Guadeloupe

Tu portes un nom de vierge espagnole

Et de sierra

Notre-Dame de la Guadeloupe

Tu es un nom d’os et de sang.

Je ne t’ai pas vue mais je te connais et je sais

Que tu es noire, vierge d’ivoire

Drapée de pierre. »

rogissart_historique1-175a4.jpgC’est encore Henri Cambon qui ravive le souvenir de Jean Rogissart (1894 – 1961). Certes, l’auteur de la saga des Mamert a fait encore récemment l’objet d’une étude universitaire (à Dijon, en 2014). Mais cette fresque familiale reste relativement méconnue alors qu’elle s’inscrit dans un majestueux courant littéraire français dont Georges Duhamel et Roger Martin du Gard sont d’illustres représentants.

L’histoire de la famille Mamert commence, dans le premier des sept volumes, par l’installation des industriels, de leurs usines et de leurs machines dans cette Vallée de la Meuse « qui remonte en méandres serrés et encaissés vers Givet, et au-delà la Belgique ». Jean Rogissart est né dans cette région, non loin de Charleville. Mais la cité de Rimbaud, ainsi que sa voisine Sedan, élisent leurs premiers députés socialistes aux alentours de 1900, tandis que « des courants anarchistes et libertaires » dénoncent déjà « certaines manœuvres politiciennes » et des dérives « bourgeoisies survenant même parmi les forces de gauche ».

Les membres de la famille Mamert se divisent parfois sur la question du choix politique, mais tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme – injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité. Le sixième tome intitulé L’Orage de la Saint-Jean amène le lecteur au seuil de la Seconde Guerre mondiale et le déclenchement du conflit est évoqué dans un style à al fois sobre et puissant. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors et les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »

metadata-image-28611002.jpegOn attribue à Jean-Baptiste Clément la création du Temps des Cerises, célèbre chanson qui aurait été inspirée par la Commune de Paris. Ce titre est aussi celui du deuxième volume du cycle romanesque de Jean Rogissart. Jean-Baptiste Clément est de passage dans la contrée mosane et y répand sa conception d’un « socialisme pur » grâce auquel « l’homme rompt ses chaînes millénaires et peut enfin croire en Dieu ». remarquons ici l’intéressant renversement de l’idée marxiste de la religion comme « opium du peuple », dont il faut se débarrasser pour mener à son terme le processus d’émancipation économique et sociale. Pour Rogissart, au contraire, il faut d’abord vaincre l’esclavage ouvrier qui pèse sur l’humanité comme une sorte de fatalité originelle, un obscur destin dont la volonté militante doit s’affranchir pour pouvoir accéder à la lumière de la Providence divine. Destin – Volonté – Providence : c’est l’une des « grandes triades » analysées par René Guénon.

Tirer de l’oubli des écrivains talentueux alors que les jurys et les media glorifient beaucoup de plumitifs médiocres : tel est l’immense mérite du CRAM et de sa belle revue La Corne de Brume.

Daniel Cologne.

L'art de trouver ses sentiers de légende ou comment suivre les "papillons-guides"

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L'art de trouver ses sentiers de légende ou comment suivre les "papillons-guides"
 
par Frédéric Andreu-Véricel

Il marchait au côté de son fils dans la vaste prairie, en direction de la forêt. Devant eux, la légende verte du près se terminait devant une rangée d'arbres. Au-delà de la forêt, se tenaient les contreforts de la montagne à peine visibles sous la brume mais trapue comme un animal à l'affut, puis, au-delà encore, les nuages qui semblaient un autre étagement, le dernier avant les insondables empyrées célestes. Tout en bas de la montagne, comme au pieds d'un mystère, la prairie s'ouvrait sous leurs pas sereins.

À les voir marcher de loin, on aurait dit que les deux hommes suivaient un chemin de fleurs mais, à y regarder de plus près, quelques passages d'animaux avaient laissé comme une écriture dans l'herbe. Là, des herbes foulées ; ici, des fleurs endormies et quelques pierres groupées qui semblaient posées là depuis le premier jour. Et c'est ce sillon qu'ils suivaient comme on suit un sentiment ou une rêverie de demi-sommeil.

Alors que le contours des arbres commençaient à faire silhouette, la rumeur du sous-bois, pareille à des bruits de pas dans une cathédrale, parvenaient jusqu'aux promeneurs. Mais ils étaient encore à bonne distance de l'aura sombre des arbres. Cependant, c'est un peu de la vie cachée de la forêt qui se donnait à entendre devant sa falaise d'elle-même, inaudible aux gens ordinaires et que ces hommes, pourtant ouverts à l'inconnu, écoutait sans l'entendre. On dit que cette forêt s'appelait Alcudia.

1e5yq727-front-shortedge-384.jpgLe couple inégal ralentit le pas. Il était seul devant la forêt aux portes fermées pour eux. Je dis "inégal" car l'un d'entre eux, le plus jeune, savait des choses que le plus vieux ignorait totalement. La preuve de cet aveuglement, de ce rejet obstiné de l'invisible, ce sont ces appareils de mesure qu'il portait en permanence sur lui et qui lui donnait une allure de scaphandrier. À la campagne, ces appareils miniaturisés, micro-ordinateur, caméra avec pluviomètre intégré, entre autres prothèses, étaient le pendant de ces panneaux de circulation et autres passages piétons du monde urbain sans lesquels il ne pouvait vivre.

Je ne sais devant quel bouquet de fleurs les deux hommes s'arrêtèrent soudain, subjugués devant tant de beauté, sans doute devant ces marguerites odorantes au cœur jaune que l'on découvre aux premières altitudes de la montagne. L'un d'eux sortit de son sac un appareil-photo avec un long objectif et prit les fleurs sous tous les angles.

Un échange s'en suivit, discret et presque religieux car, à leur approche, l'essaim de papillons qui sommeillait dans les fleurs se mit à virevolter tout autour. On aurait dit une farandole de flammes ! Quelle spectacle magique !
Mais alors pourquoi sortir cette "arme de guerre" en pleine nature au lieu de suivre les "papillons-guides" ?

"L'homme moderne est lourd, très lourd" disait Louis-Ferdinand Céline ; et lorsqu'il vit en ville, l'homme pèse encore plus lourd : il ne peut pas s'empêcher de prendre en photo la vie même pour aussitôt la rejeter de son cœur. Il ignore que les papillons sont ses éclaireurs de conscience, les animaux-guide des sentiers poétiques. À l'orée d'une forêt, vous en trouverez toujours un pour vous conduire jusqu'aux clairières enchantées où sont d'autres fleurs, d'autres mystères, ceux de la pénombre des sous-bois. Notre "mythologie personnelle" est construite de telles expériences et l'écrivain Robert Brasillach en a donné des exemples précis dans son roman "Comme le temps passe".

L'homme moderne ne connaît de la nature que le carré vert produit par sa tondeuse à gazon. Il ignore tout de la vie subtile parce qu'il ignore les voies de l'âme et par là, ne sait pas lire les traces dans la nature. L'écran a remplacé le symbole ; du coup, il passe à côté des guides comme à côté d'un trésor, sans les voir.

Les papillons lui font signe de s'approcher et de les suivre avec un langage qui parle directement à l'âme. Mais pour les suivre, encore faut-il avoir conscience que l'âme a ses propres principes qui ne sont pas ceux de l'esprit calculateur.

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L'homme moderne, incapable d'aucune réminiscence, répond à l'invite des papillons par la prise compulsive de photographies. La fascination du "double" l'emporte sur l'original d'autant plus que le "clic" sur l'appareil se fait sans effort ; celle de l'écran l'emporte sur l'appel intérieur.

Alors, chers lecteurs, en ce début de printemps, retrouvons notre magistère légendaire, suivons les papillons de nos jardins. Et si les épreuves de la vie nous conduit à l'hôpital, suivons ceux de nos cœurs !

Frédéric Andreu-Véricel.

Texte tiré de LA FORÊT D'ALCUDIA où le reboisement de l'imaginaire :
https://www.lulu.com/en/en/shop/fr%C3%A9d%C3%A9ric-andreu/la-foret-dalcudia-ou-le-reboisement-de-limaginaire/paperback/product-1e5yq727.html?page=1&pageSize=4

vendredi, 12 mars 2021

Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre

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Luc-Olivier d’Algange

Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre

Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.

Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.

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L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.

La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.

Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. » 

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Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.

Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, - ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi » - et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.

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Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas ; les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».

La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe. « Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe !

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Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».

Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ». 

Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: «  Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».

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Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».

Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».

Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Être un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».

Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. «  La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: «  La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.

Luc-Olivier d’Algange

À l'écoute du "Grand Secret" - Hommage au poète Philippe Jaccottet

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À l'écoute du "Grand Secret"

Hommage au poète Philippe Jaccottet

par Frédéric Andreu-Véricel

La dramaturgie cosmique qui nous entoure a de quoi surprendre et je me suis étonné moi-même à penser que les constellations qui tournent tout là-haut dans la nuit obscure, le font moins par gravité que par "tradition". 

Cette vision des choses en étonnera plus d'un et l'idée que cette tradition "cosmique" fut un jour transmise aux hommes en étonnera d'autres encore. Transmise par qui, par quoi et à quel dessein ? Je l'ignore et cette idée n'est d'ailleurs qu'une simple intuition, rien de plus. Prière de n'en tirer aucun principe, aucune loi ! Sans plus une de ces émotions aurorales qui précèdent le jour d'un poème...

Néanmoins, avouons tout de même que le spectacle de la rotation de la terre autour du soleil replace l'homme à sa juste dimension ou - pour reprendre l'expression de Saint Exupéry - elle rétablit les "hiérarchies vraies". Et si l'on y adjoint la rotation du système solaire autour de je ne sais quel autre système et de cette autre chose, autour d'autre chose encore, cette pensée se double d'une ivresse quasi poétique.

Cette théorie d'une "tradition poétique" à l'origine du mouvement cosmique a dut être émise bien avant moi pour la seule raison qu'il serait étonnant qu'elle ne fut point. Du moins, en ai-je l'intime conviction. Il me plait d''appeler cette tradition "Le Grand Secret" une formule à oxymore puisque "secret" et "grandeur" ne font en général pas bon ménage. En attendant mieux, gardons ce terme sous la langue.

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Je me dis aussi que le modèle explicatif que propose l'astronomie moderne n'est pas toujours plus rationnel que le mien, simplement les mots diffèrent et les budgets alloués à la recherche, diffèrent encore davantage.

Je dirais même que pour l'homme traditionnel, la la science et la prétention de l'homme moderne a tout expliquer sans jamais se référer aux cinq sens et à la texture du monde, fascinent autant qu'elles exaspèrent. En lisant les grimoires de nos chères têtes savantes, il m'est arrivé de me prendre les pieds dans leurs "théories des cordes" et de recevoir un quasar dans le coin de l'oeil. Face au Grand Secret qu'est la terre et le ciel et le soleil, l'Homme de tradition sacrifie aux dieux du cosmos tandis que le Moderne, sacrifie à l'équation du monde dont il cherche à résoudre obstinément les inconnues. Peu importe les avancées fulgurantes de la Science - lesquelles ne font que suivre de loin les intuitions fécondes de la tradition - l'esprit de saisi scientifique reste le même à travers les siècles, de Lucrèce à Einstein, tant cet homme de la planification donne l'impression de courir au devant d'une réalité qui ne cesse de se dévoiler sous ses yeux.

"La fascination pour la qualité, le calculable, a pour origine et pour complice cette inattention qui, dans son ignorance du monde des qualités, sépare l'âme humaine de l'âme du monde, si bien que l'une s'étiole et se durcit et que l'autre devient lointaine et indiscutable". Voilà qui est bien dit. Tel est donc le crime de l'homme moderne : la séparation. Jésus appelait ces hommes des "conducteurs aveugles". Ce sont eux qui l'ont cloué sur la croix. Et ce sont les mêmes types d'hommes (la virilité en moins) qui dirigent aujourd'hui la plupart des Églises et des Gouvernements de notre temps. Les techniques modernes de communication et de managerias leur permet de remporter les élections. Une fois élus, ils gouvernent mais ne règnent pas.

imagespj.jpgBref, si je vous dis tout cela, c'est que pour ma part, je me sens "traditionaliste" depuis ma prime enfance, au point où je finis par voir des traditions un peu partout, y compris dans les mouvements célestes !

Que les modernistes qui occupent le siège de Rome dans le but de créer une sous religion mondiale judéo-compatible m'excusent de ma franchise : quant aux réactionnaires patentés qui s'y opposent, merci de bien vouloir m'excuser de cette recherche d'équilibre: pour moi, la "tradition" n'est pas un bibelot poussiéreux de musée mais bien la source vivifiante qui - n'ayant pas d'origine humaine - est tout autre chose que cette religion de "deuxième main" fabriquée par les clergés privatifs.

Un ami chrétien dont j'aime la compagnie me disait l'autre jour que la mort de Saint Louis fut ressentie à travers l'Occident comme un électrochoc, le sentiment que "les choses ne seraient jamais plus comme avant". J'ignore ce qu'il voulait dire exactement par là mais il semble que cette époque marqua en effet une sorte de rupture, une étape décisive dans l'oubli de la tradition. Dès le début de l'Église romaine, le clergé, épris de privilèges de caste, avait mis au point un dispositif théologique visant la privatisation du sacré. Ce sont d'ailleurs eux qui ont désigné de profanum (hors de leur temple) tout ce qui pouvait être dit ou fait. Du coup, tout ce qui ne dépendait pas de leur sacré devenait profane tandis que leur "dispositif", totalement indépendant des individus qui le compose, allait finir par échapper à ses créateurs. Toutes les finesses de la tradition des débuts, allait passer à la trappe, du fond d'or des icônes à la charité véritable. Une époque nouvelle, celle des cathédrales, allait naître, remplaçant l'ancienne religion chtonienne des chapelles de la lumière tamisée. Je parlais d'un "dispositif" car le terme "logiciel" paraît anachronique et un peu trop technicien, mais la réalité que ces mots désignent reste à mon avis valable : il fallait insérer dans la tête des gens une religion de deuxième main et pour se faire, placer à la marge cette vérité de tout temps : "le monde qui nous entoure est fait pour correspondre aux formes questionneuses de l'observateur" de sorte que ce dernier, en ouvrant les yeux et le coeur, se retrouve devant ce que Jean Haudry a appelé : le monde comme "image de la vérité".

9782070466580-475x500-1.jpgSans rentrer dans les détails d'une savante démonstration étayée par Jean Haudry dans la "Religion cosmique des Indo-Européens", disons simplement que cette conception macrocosmique comme "image de la vérité" implique un microcosme tout comme une serrure implique l'existence d'une clé. Cette conception, de très haute antiquité, remonterait à un peuple ancestrale soumis à la longue nuit cosmique. Cette nuit cosmique telle qu'elle s'observe encore aujourd'hui dans la zone circumpolaire, prédispose les habitants de ces régions à valoriser tout ce qui s'oppose à la nuit obscure du grand nord : le jour, la lumière, le soleil, identifiés à la vérité et au bien. La lumière, surtout qui comme l'écrit Philippe Jaccottet est "le lait des dieux" et "la couronne invisible".

Quel besoin cet observateur "souverain" aurait-il d'un clergé intercesseur ? Aucun. Mais la religion des théologiens allait peu à peu recouvrir celle des aèdes. Le dispositif enclenché par les théologiens allait engendré un processus qui d'étapes en étapes, allait aboutir aux "droits de l'homme". Ces derniers peuvent être en.effet interprétés comme la dernière étape d'un long processus de sécularisation du christianisme, ces "vérités chrétiennes devenues folles", aidant de surcroit au grand remplacement de nos peuples européens. Le processus devenu "fou" allait engendrer bien des arrière-mondes dont la techno-science planétarisée d'aujourd'hui apparaît comme l'aboutissement final.

Si je formalise cette tentative de démonstration, je dirais que les temps que nous avons la disgrâce de vivre sont "doublement" oublieux de ce qui est. La technoscience reine marque l'oubli de l'être philosophique qui est lui-même l'oubli de l'être poétique. L'Homme actuel, aveugle et sourd au Grand Secret, est la créature de cet "oubli au carré" qui donne puissance et relais à toutes les idéologies contre natures et dévastatrices de notre temps. Le déchaînement de la technoscience est la manifestation la plus irréversible de ce processus.

L'immigration sans limite voulue par les élites mondialistes, et favorisée par les droits de l'homme, amorce le cycle de guerres civiles de demain. Il n'est pas sûr que l'homme blanc la remporte sur son propre terrain. Mais le déchaînement de la technoscience peut conduire à une guerre encore plus décisive : celle qui oppose le genre technique au genre humain et comme le premier n'est pas anti-humain mais a-humain, il n'a aucune raison de la perdre.

Le Grand Secret, pourtant, continue d'émettre sur une "fréquence" que quelques uns d'entre nous perçoivent. Ces êtres, ce peut être vous ou moi et ce sont les poètes qui les perçoivent dans leurs entre-visions.

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L'un de ces écoutants du Grand Secret vient de nous quitter. Il s'appelait Philippe Jaccottet. Né à Vaud, petit canton paisible de sa Suisse natale, il s'installe à Grignan, village de Basse Drôme dans lequel il passa la plus grande partie de sa vie.

J'ai entendu la voix de ce poète il y a quelques années dans un vieux reportage datant de 1975 (disponible sur You Tube : https://youtu.be/uOog79nH8qs ). Je dois dire que cette voix, à la fois discrète et posée, est peu à peu devenue une "voie" au sens de chemin ou de passage. Comme celle que l'on se fraie entre les hautes herbes perlées de rosée hors des routes asphaltées et des cartes touristiques. Vous savez, ces voies d'herbes pliées par le passage d'une biche et d'un sanglier.

Si vous regardez attentivement ce reportage de bonne facture, vous verrez combien la silhouette du poète frêle et longiligne nous ouvre à un ciel qui nous manque ; vous verrez une main qui ouvre le volet grinçant d'une maison de village et que l'on aimerait serrer. Vous verrez une femme en train de peindre une aquarelle et qui manque son épreuve.

En d'autres termes, je dirais que ces images expriment le mystère de ces choses simples qui comme tout mystère, se cache autant qu'il se dévoile. 

Et c'est tout ce que je trouve à dire en ce moment de deuil où j'apprends la mort du poète avec au fond du coeur le poids d'un or qui prendra du temps à se muter en mots de justesse et de poésie.

Philippe est parti sans doute moins loin qu'on ne le pense. Juste un peu ici et un peu là, dans les recoins du village gagnés par le lierre et peut-être aussi dans la tradition qui fait tourner les pages de l'univers.

Dans sa vie, il a délivré tant de beaux poèmes célébrés de part le monde, qui sont autant de robes invisibles offertes aux dieux.

Le 24 février 2021, Philippe est allé les rejoindre sur la pointe des pieds.

LE GRAND SECRET 

Là-haut,

le faux silence des pluies

miroitants de nuages ;

ici, la main qui passe dans le blé des mots

reflétée sur la page,

sans heurter autre chose que le vieil outil

des moissons.

Au passage des oiseaux,

j'ai mis le blé à la bouche,

et le soleil et la terre,

dans le poème attendu

et toutes les allées du ciel

alors, s'entrouvrent ;

le premier mot qui me vient à l'esprit

c'est ton nom : Phillippe Jaccottet.

 

Frédéric Andreu-Véricel.

fredericandreu@yahoo.fr

 

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dimanche, 07 mars 2021

Voyage au bout de Céline

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Voyage au bout de Céline
 
98ynm8-front-shortedge-384.jpg"Seyland", "Kørsor ", "Kalundborg", ces noms à consonance étrangère ne vous disent sans doute pas grand chose ! Et pourtant, ces lieux ont écrit quelques pages de la légende célinienne. C'est au travers d'une France à couteaux tirés et une Allemagne réduite en ruine que Louis-Ferdinand CÉLINE - accompagné de sa fidèle épouse Lucette - entreprennent de rejoindre le Danemark.

Après sa sortie de prison à Copenhague, Céline doit-il rentrer en France ? Son avocat, qui s'y oppose, lui ouvre les portes de sa maison de campagne. Les trois années qui s'écoulent, ponctuées d'une abondante correspondance et de quelques visites d'admirateurs, restent encore aujourd'hui un sujet de débat. Les journées sont longues et pesantes mais les témoins ne relatent cependant pas la camisole de force décrite après coup par Céline... Bref, nous sommes plus prêt du confinement que de l'assignation à résidence.

Au cours de l'été 2019, Frédéric Andreu-Véricel, entreprend un voyage de découverte sur les traces de l'écrivain maudit. De bivouacs en bivouacs, de pistes cyclables en rencontres inopinées, notre "cyclo-campeur" retrouve la trace de «Fanhuset», la fameuse maison d’exil de Céline.

L'hiver suivant le voyage, marqué par le confinement sanitaire, est l'occasion de transcrire le récit ; autant de semaines entre quatre murs où le sismographe des souvenirs marchent à pleine cadence alors que toutes sorties à l'extérieur sont proscrites...

Les Éditions ALCUDIA est une maison d'édition en ligne qui oeuvre au "reboisement de l'imaginaire".
 
Pour se faire, ALCUDIA invite a ne pas "rêver sa vie" mais tout au contraire à "vivre son rêve", ressort essentiel à la découverte de sa "mission de vie" ou "légende personnelle".

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mardi, 02 mars 2021

Lecture de « La Billebaude »

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Lecture de « La Billebaude »

par Eugène KRAMPON

Ex: http://www.europemaxima.com

C’est une lutte à mort qui aujourd’hui s’est engagée entre deux visions du monde totalement incompatibles : l’identité contre le cosmopolitisme, l’enracinement contre le nomadisme, la tradition contre le Progrès. Dans ce combat dantesque, pour nous autres militants identitaires, lire Vincenot est toujours un bain de jouvence, et pour beaucoup, un retour à nos racines paysannes toujours présentes dans notre longue mémoire et dans nos veines. Lors de la parution de l’ouvrage en 1978, les Français ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : « De toutes les tribus, ils m’écrivent » disait l’auteur car ce qu’il racontait, c’était tout bonnement ce que nos parents avaient vécu eux aussi, qu’ils soient gaulois d’Auvergne, de Touraine, du Poitou, du Quercy, du Saintonge…

81toqG+L0QL.jpgUn biotope gaulois

Orphelin à l’âge de 8 ans, Henri Vincenot va passer une large partie de son enfance chez ses grands-parents, à Commarin, dans la montagne bourguignonne. Si dans la plaine, l’aristocratie est largement d’origine burgonde (peuple germain issu de l’île de Bornholm dans la Baltique et qui a donné son nom à la Bourgogne), dans la vallée de l’Ouche et dans la montagne, le peuplement est clairement d’origine celtique. En ce premier tiers du XXe siècle, époque à laquelle se déroule La Billebaude, les traditions venues du fond des âges sont encore bien présentes et vécues au quotidien. Il faut dire que nous sommes encore dans le cadre d’une civilisation lente, non encore emportée par le cancer du Progrès, qui vit encore au rythme des saisons et dont la seule richesse n’est que le fruit du travail de la terre et de ce que la forêt donne en cadeau : gibier, fruits, plantes médicinales. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire de Vincenot également La vie des paysans bourguignons au temps de Lamartine. À croire que le temps, pour le plus grand bonheur des hommes, s’était arrêté avant la grande fuite an avant, vers le néant des temps modernes.

Il n’est de richesse que d’hommes

La Billebaude, c’est aussi la rencontre de personnages souvent hauts en couleur, comme il en pullulait encore dans tous nos terroirs de France il n’y a pas encore si longtemps : d’abord les deux grands-pères de l’auteur, chasseurs hors pair, l’un et l’autre Compagnons du devoir (l’un est forgeron, l’autre sellier-bourrelier), véritables aristocrates du travail manuel, un garde-chasse doublé d’un braconnier qui connaît la forêt comme sa poche, un chemineau (pas un cheminot, rien à voir avec le chemin de fer) qui erre sur tous les chemins de Bourgogne, conteur de légendes anciennes, connaissant toutes les familles et leurs secrets, dormant là dans un fossé, là dans une grange, des femmes connaissant toutes les vertus des plantes et capables de soigner aussi bien une angine, un rhumatisme, une plaie profonde, une morsure… Le voilà ce peuple celtique au sein duquel grandit notre auteur, au sein d’un village encore très marqué par une puissante vie communautaire.

CVT_La-Billebaude_3065.jpegLa dimension du sacré

Dans ces années 20 en Bourgogne, les traditions païennes sont encore bien présentes. L’Église le sait mieux que toute autre puisque pour une fois main dans la main avec les instituteurs laïcs, elle s’attache à éradiquer ce qu’elle appelle les « superstitions » qui ne sont pas autre chose que des traditions, croyances et légendes qui ont peu à voir avec le désert du Sinaï mais beaucoup avec la Tradition primordiale celtique. Même le missel local a une dimension ethnique puisqu’il est intitulé « Missel éduen », nom du peuple celte installé depuis l’Âge de Bronze sur les contreforts de la montagne du Morvan.

Ces Gaulois de la montagne sont certes attachés à leurs églises et à ses rites pagano-catholiques, pour autant, leur véritable temple, leur sanctuaire, c’est la forêt primaire et son bestiaire sacré, sangliers, cerfs et chevreuils qu’ils traquent dans des parties de chasse épiques, à la billebaude c’est-à-dire à la rencontre, sans traque organisée. La chasse que Vincenot découvre avec son grand-père deviendra une des grandes passions de sa vie. C’est au cours de l’une d’elle, poursuivant un chevreuil, qu’il atterrit dans le hameau abandonné de la Pourrie, « cinq feux dans la vallée de l’Ouche », ancien lieu de vie d’une petite communauté cistercienne qu’il réhabilitera et dans lequel il repose depuis 1985, avec son épouse et un de ses fils, sous une pierre granitique gravée d’une croix celtique. Il est des symboles qui ne meurent jamais…

Eugène Krampon

• D’abord mis en ligne sur Terre et Peuple, le 17 février 2021.

lundi, 22 février 2021

Sur le pamphlet de Dominique de Roux

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Sur le pamphlet de Dominique de Roux

par Georges FELTIN-TRACOL

En hommage au fils de Dominique de Roux, l’éditeur non-conformiste et homme libre Pierre-Guillaume de Roux qui vient de disparaître.

***

« Les dimensions de l’entreprise néo-radicaliste, avec ses ambitions, ses rouages, ses tentacules européennes [sic !], son arsenal financier, cette volonté de vampiriser les masses, s’apparente beaucoup plus à une tentative de pouvoir totalitaire, utilisant les voies démocratiques de la légalité, plutôt que de la confrontation authentiquement démocratique des intérêts, des positions diverses à l’intérieur de la vie française d’aujourd’hui (pp. 74 – 75). » C’est ainsi que l’écrivain et éditeur français Dominique de Roux s’attaque aux pontes de la plus vieille formation politique de l’Hexagone, le Parti radical, et en particulier à son sémillant secrétaire général d’alors, Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans un pamphlet justement intitulé Contre Servan.

unnamed.jpgJean-Jacques Servan-Schreiber (1924 – 2006) (ou JJSS) ne dit plus rien aux nouvelles générations. Fondateur en 1953 de l’hebdomadaire L’Express et auteur en 1967 du Défi américain, celui qu’on prenait (et qui se prenait) pour le « Kennedy français » représente la Meurthe-et-Moselle à l’Assemblée nationale de 1970 à 1978. Président du conseil régional de Lorraine (avant les lois de décentralisation) de 1976 à 1978, il est ministre des Réformes pendant treize jours sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et dans le gouvernement de Jacques Chirac, cette « étrange éclosion de traîtres, d’UDR défraîchis et de polissons, Schreiber, Lecanuet, le mépris, le dégoût nous monte à la tête (1) ». Adversaire farouche du « Programme commun » conclu entre le PS de François Mitterrand, le PCF de Georges Marchais et une moitié du Parti radical qui se scinde pour l’occasion en Radicaux de gauche et en Parti radical valoisien (son siège social se trouvant dans le 1er arrondissement de Paris, place de Valois), il préside à deux reprises ce parti d’audience négligeable de 1971 à 1975 d’abord, puis de 1977 de 1979. Soutien critique à Giscard d’Estaing, il accepte néanmoins que son mouvement intègre l’entente de centre-droit nommée UDF (Union pour la démocratie française).

Contre le néo-centrisme

En 1970, avec l’aide de Michel Albert, Jean-Jacques Servan-Schreiber publie Le Manifeste radical. D’abord ronéotypé, ce texte de 197 pages, qui sera bientôt édité (2), est largement diffusé la veille d’un énième congrès tenu les 14 et 15 février 1970. Les auteurs souhaitent arrêter le déclin d’un parti politique qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Naguère pivot des majorités dans les dernières décennies de la IIIe République, le Parti radical (3) poursuit une inexorable déchéance électorale. Pour Dominique de Roux, « le Manifeste radical exige que la France abdique la première le privilège de sa souveraineté nationale, en acceptant qu’il lui soit interdit de l’exercer au-delà de ses frontières (p. 89) ».

« Néo-Jeune Turc » du Parti radical, Jean-Jacques Servan-Schreiber défend, à l’encontre du jacobinisme centralisateur historique de son propre parti, la décentralisation politique, la fin de la dissuasion nucléaire française au profit de l’OTAN, la réintégration dans le giron atlantiste ainsi que l’avènement des États-Unis d’Europe occidentale. « C’est ainsi que le Manifeste prouvera fidélité à la ligne traditionnelle du radical-socialisme français, dont le vœu suprême a toujours été de ramener les destinées de la France à la politique de décervelage, vision de vieillards forclos, séniles et lâches, écume misérable et obscène d’une classe dirigeante ayant assis ses prérogatives d’origine sur la spoliation et le lucre, et que l’excès même de ses crimes a épuisée, réduite à ne plus aspirer qu’aux délices tranquilles de la déchéance et de l’assujettissement (pp. 98 – 99). »

Dédié à Mao Tsé-Toung, Contre Servan ne ménage pas « le vautour – capon de L’Express (p. 104) ». Dominique de Roux y lit l’« hystérie d’un compradore en cavale qui se rue sur le pouvoir et agit en conséquence (p. 17) ». « Compradore » désigne, en Amérique hispanique, les indigènes par l’intermédiaire desquels se faisaient obligatoirement le commerce entre les compagnies coloniales et les populations que leurs dirigeants, souvent corrompus, interdisaient tout rapport avec les étrangers. Ce texte de Servan-Schreiber confirme « la démagogie d’un Parti radical tombé entre les mains d’un état-major assujetti à des principes d’internationalisme boiteux, [qui] vise non seulement à l’aliénation de la politique gaulliste de souveraineté nationale française, mais au déboulonnage final de sa destinée (p. 87) ».

HZugx.jpgLucide, l’auteur de L’Harmonika-Zug reconnaît cependant que « depuis Saint-Simon, en France, les idées générales ne servent qu’à soutenir la carrière de quelques-uns, de même que les grandes réussites finissent toujours par se perdre dans les divers ruisseaux, voire dans les égouts du courant de l’histoire qui les porte (p. 21) ». Il dénonce donc la profonde insincérité de ce manifeste. « Le compradore Servan-Schreiber ment comme tout grand cabotin nihiliste qui veut se couronner, tenir ne serait-ce qu’une seule seconde le téléphone présidentiel d’une Europe allemande, d’un nouveau Reich germano-américain (p. 17). » « À la pointe de la démagogie ignoble qui permet au Parti radical d’encadrer psychologiquement et politiquement les masses françaises, un but inavouable, continue-t-il : l’abdication de la France et, sur les entrailles du sacrifice rituel de la France, l’Europe des grands arrangements monétaires (p. 85). » Pour l’auteur de La mort de Louis-Ferdinand Céline, « les États-Unis d’Europe, but stratégique ultime des commanditaires cachés de Servan-Schreiber ne sauraient être réalisés que par l’Allemagne, la France n’étant que défaillance morale, économique, politique (p. 80) ».

Non aux nouveaux compradores !

Contre Servan suscite un intérêt familier en 2020. Jean-Jacques Servan-Schreiber anticipe un comportement servile qui se généralisera dans les quatre décennies suivantes et que contestera, parmi d’autres, Emmanuel Todd à partir de 1997. « Si le compradore Servan-Schreiber propose à la France le modèle allemand c’est parce que l’Allemagne, pense-t-il, s’est admirablement libérée de son histoire (pp. 58 – 59). » Dominique de Roux développe un argumentaire virulent. Il explique que « le pouvoir politique aujourd’hui n’est rien, semble-t-il, sans les arrières d’une économie de croissance. S’emparer du pouvoir revient en fin de compte à s’emparer des postes clés de l’économie (p. 36) ». À travers Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Manifeste radical, une conjuration qui « dévoile son projet en le cachant (p. 53) », en gaullien transfiguré depuis L’Écriture de Charles de Gaulle (1967), il s’indigne des menées cosmopolites en ce début de décennie 1970. S’il n’évoque jamais le Club Bilderberg ou les dîners mensuels du Siècle, il mentionne en revanche son fondateur, Georges « Bérard-Quélin, le vice-président et trésorier du groupe (p. 71) » radical qui s’oppose d’ailleurs au très opportuniste Servan-Schreiber…

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Pour Dominique de Roux, « l’heure des grands compradores est là et comme d’habitude ils vont droit au but, liés à leur itinéraire de rapines de bijoux, de gonzesses et de tam-tam (p. 23) ». Il révèle que « les structures capitalistes d’oppressions sociales et de colonialisme économique sur le territoire se trouvent complètement séparées de la nation, des couches populaires, fonctionnant soit par l’intermédiaire du régime en place, soit à travers la contre-option d’une éventuelle prise de pouvoir centriste (p. 25) ». Dans quatre ans, la France se donnera de peu à Valéry Giscard d’Estaing, chantre d’un « libéralisme avancé » qui va accélérer la décadence française en autorisant à la fois l’avortement incontrôlé (et non eugénique), le regroupement familial allogène et l’immigration de travail. Si Contre Servan assimile les propositions de JJSS à la « Nouvelle Société » du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas (1969 – 1972) sous la présidence de Georges Pompidou (1969 – 1974), son auteur qui incline vers un PCF revigoré par le « tribun » Georges Marchais et qui prend au cours de cette période une relative apparence nationale-populiste, ne se doute pas que, d’une part, Giscard éliminera dès le premier tour de la présidentielle anticipée de 1974 le candidat « vieux-gaulliste » Chaban-Delmas grâce à la trahison des « 43 » gaullistes-pompidoliens parmi lesquels Jacques Chirac et que, d’autre part, Marchais renoncera à se présenter à ce scrutin afin de soutenir la candidature d’union de la gauche de François Mitterrand. Il annonce en outre qu’« en réalité, depuis le départ du général de Gaulle, les mêmes puissances capitalistes anti-nationales dirigent et manœuvrent et le gaullisme en place et le centrisme des congrès (p. 24) ». En se référant à Mao, Dominique de Roux inaugure sans le savoir un tournant politique que les maoïstes de L’Humanité rouge, anciens de PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France), adopteront quelques mois plus tard en approuvant la force de frappe nucléaire française et en soutenant la réunification allemande.

En citant de longs passages du Manifeste radical, Dominique de Roux y voit encore une ferme volonté d’« effacement de la “ souveraineté nationale ” (p. 58) ». Dans un empressement tout polémique, il ne remarque pas l’influence du fameux essai de James Burnham L’ère des organisateurs (4). Il estime pourtant que pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, « la géopolitique relève du managering, tout comme la philosophie politique de la pédicure (p. 19) ».

Refuser l’américanisation de l’Europe

imagesWGDDR.jpgLa défiance de Dominique de Roux à l’égard du projet européen se renforce avec l’américanisation croissante des esprits et des modes de vie en Europe occidentale. « Donner la Californie aux Français, comme s’en vantent les faquins de la place de Valois, c’est encore prendre la France en viager pour le compte des négriers en gants jaunes du supercapitalisme mondial, oser donner au peuple le moins valet du monde des bijoux en verre de siphon comme jadis les Frères de la Côte, dans les pays d’extorsion, les mers du Sud, et la Bretagne (p. 96). » Constatant qu’« on invente les sociétés “ multinationales ” pour donner au pouvoir des Empires, ceux des ice-cream en boîte ou des poulets en berlingo, un air azuréen d’œcuménique innocence (p. 63) », il juge que « l’anti-civilisation de l’objet total domine. L’Europe, aujourd’hui ne constitue plus qu’une marche contestée (p. 61) ». Pis, « le problème n’est pas de savoir si l’Europe d’aujourd’hui deviendra l’Amérique d’hier (p. 63) ». Il se fait même prophétique : « Les écumeurs maoïstes ou les névropathes trotskystes […] céderont […] à la main qui les flattera (p. 69). » Le parfait exemple n’est-il pas l’ancien maoïste Serge July, ex de Libération, signataire d’un récent Dictionnaire amoureux de New York (5) ?

Dominique de Roux accuse Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Parti radical d’œuvrer en faveur de la Subversion en Espagne, en Grèce et au Portugal. Depuis que JJSS a obtenu la libération et l’exil du compositeur et musicien Mikis Théodarakis, les étudiants qui affrontent la junte des colonels d’Athènes considèrent l’élu lorrain « comme le leader d’une certaine Europe de la subversion bourgeoise qui n’aspire qu’à la puissance de nouvelles classes privilégiées (p. 68) ». Dominique de Roux en profite pour s’attarder un instant sur les rapports de forces internes qui parcourent la junte. Celle-ci dépendrait d’un Conseil national de la Révolution lui-même divisé entre « modérés » libéraux – conservateurs pro-Washington et « ultras » nationaux-révolutionnaires plus « neutralistes ». « Nationalistes, violemment anti-capitalistes au moins autant qu’anti-monarchistes et anti-marxistes, la fraction dure du Conseil de la Révolution est en marche vers des prises de position analogues à celles de la Yougoslavie titiste, de la Révolution nassérienne ou du régime du colonel Boumédienne. Au-delà de l’Union Soviétique et des relations politico-économiques étroites avec l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie, les extrémistes de la Junte regardent, depuis juin 1969, vers Pékin. Par l’intermédiaire de l’Ambassade de Chine à Bucarest, plaque tournante de l’ensemble stratégique de la politique chinoise en Europe de l’Est, la Grèce se trouve déjà en relation avec le commandement de l’armée populaire chinoise. Aussi la fraction extrèmiste de l’État-Major révolutionnaire secret d’Athènes envisagerait-elle un changement de ligne qui risque d’être fatal à l’ensemble du dispositif stratégique occidental en Méditerranée et dans le Sud-Est européen. Comme la question d’un retour aux délices équivoques de la démocratie royale n’est possible que dans les salons de l’intelligentsia parisienne, “ tendance Nouvel Obs ou Préfecture de Police ”, et que le passage, avec armes et bagages, dans le camp socialiste est à exclure, vu l’attitude monolithique du peuple grec lui-même, la seule carte à jouer en Grèce, pour le “ capitalisme à la papa ”, capitalisme d’Onassis et des commanditaires d’un Servan-Schreiber, reste, malgré tout, celle de la fraction modérée de la Junte (pp. 106 – 107). » Dominique de Roux est le seul à mentionner ce Conseil national de la Révolution. On peut se demander s’il ne serait pas ici victime d’une fausse interprétation des événements. En revanche, « en 1973, souligne Georges Prévélakis, Papadopoulos aurait été renversé par Ioannidis manipulé par la CIA à cause de son refus d’accorder aux Américains l’utilisation de l’espace aérien grec pour soutenir Israël (pendant la guerre du Kippour). Beaucoup d’officiers qui soutenaient Georges Papadopoulos étaient très influencés par le colonel Kadhafi (6) ». Était-il nécessaire d’évoquer la Grèce des colonels ? Pendant les sept années de la junte hellène, « les organisations para-étatiques ont pris la forme d’un État anti-communiste au service des intérêts américains (7) ».

dominique_de_roux02_450.jpgCette forme (idéalisée ?) d’organisation clandestine influence-t-elle le fondateur des Cahiers de l’Herne ? « L’emportera le groupe qui sera capable de former à ses ordres une armée de protection dialectique de sa propre vision du monde, une élite détachée de l’économique, voire même, détachée, aussi, de la politique, ce que Lénine avait appelé “ les révolutionnaires professionnels ”. Sur le plan de l’histoire, sur le plan des activismes qui font et défont la marche de l’histoire, l’emporteront donc, à l’heure actuelle, ceux qui sauront donner aux masses engagées dans leurs manœuvres l’encadrement de révolutionnaires professionnels, de cadres activistes (pp. 114 – 115). » On peut voir dans cette description d’une avant-garde militante en acier forgé une allusion aux « convives de pierre » évoliens ou à l’Ordre de la Couronne de fer ? Dominique de Roux se révèle ici en vrai penseur de la stratégie (méta)politique. Il avoue que « la noblesse de la politique, en vérité sa noblesse d’être, est de contraindre les fatalités (p. 20) ». Il s’agit par ailleurs de se méfier des opérations sous faux drapeau. « Devant la marée montante de la révolution sociale en Europe et dans le monde, la subversion du capitalisme–apatride mobilise aujourd’hui ses doctrinaires et ses meneurs de l’ombre avec la consigne d’inventer des stratégies d’urgence, combines et propagandes à double étage qui leur permettent de ralentir et de paralyser le cours actuel des choses (p. 22). » Il prend ainsi acte très tôt de la formidable capacité du « Système » à récupérer ses oppositions et à s’en servir. « Il est pourtant notoire que chaque fois qu’on fait appel au peuple en flattant démagogiquement sa soi-disant légitimité charismatique, ses droits et son mystère, prévient-il encore, c’est que l’on complote en réalité pour lui inventer un nouvel asservissement, la sémantique nouvelle de sa mis en condition (p. 40). » Attention donc aux « populismes » conduits par de « faux héros contre-révolutionnaires » prévenus par Thomas Molnar (8) à l’instar de l’illibéral hongrois Viktor Orban, ancien pensionné de George Soros… Cette mise en garde est plus que jamais d’actualité.

Vouloir l’Europe libre franco-allemande

Dominique de Roux considère dans le phénomène Servan-Schreiber une manière d’« empêcher […] que la révolution en profondeur voulue par le général de Gaulle ne parvienne à se faire; que le travail national et le pouvoir politique total de la France n’aient à se rencontrer sur les décombres des puissances capitalistes des régimes bourgeois (p. 33) ». Il ironise que l’homme de presse reprenne à son compte les suggestions géopolitiques révolutionnaires et grandes-européennes du président du NPD (Parti national-démocrate d’Allemagne), Adolf von Thaden, mais « dans un sens final absolument contraire à celui qui à un moment donné avait failli rassembler l’Europe autour de l’axe gaullisme franco-allemand (p. 76) ». Quelques mois auparavant, en 1969, von Thaden regrettait déjà dans un entretien paru dans… L’Express (!) la vive hostilité du gouvernement de Bonn à « la politique européenne du général de Gaulle, politique dont le postulat fondamental était celui d’une véritable force de dissuasion nucléaire française destinée à transformer, ensuite, en force nucléaire européenne (p. 75) ». « Sur le plan militaire, Adolf von Thaden voyait une armée nucléaire française secrètement soutenue par une infra-structure économique allemande (p. 80). » À l’époque, outre-Rhin, le journaliste et politologue Armin Mohler défendait des positions géopolitiques fort semblables.

FIC139873HAB40.jpg« L’Europe allemande de facture française, l’Europe des compradores Servan-Schreiber et Willy Brandt, est appelée à se cogner subversivement à l’Europe française de facture allemande dont le général de Gaulle avait su rêver, à Ingolstadt en 1917, en 1939 sur les marches de l’Est, à Montcornet en 1940, en 1945 quand il fut reçu en Rhénanie par les survivants d’une Allemagne que, malgré tout et plus que n’importe qui d’autre, il avait contribué à relever; en 1958 enfin, et de par son silence même, aujourd’hui, à l’heure où se lèvent à nouveau les sombres boucliers du néant auxquels lui, l’homme des tempêtes, n’a plus rien à opposer si ce n’est le concept apocalyptique et l’espérance qui ne l’est pas moins du terme. Or, ce terme nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, ne saurait être dialectiquement que le terme du terme (p. 114). » Se matérialise ici l’esquisse de la future « Internationale gaulliste » et son orientation en faveur d’une troisième voie géopolitique pour qui « la suppression des blocs militaires, préalable à la mise en marche d’une Conférence pan-européenne, passe par la thèse gaulliste de l’indépendance nationale, de la coopération politique inter-européenne et annule à la base le point de vue social-démocrate (p. 95) ». Il en appelle à la réunion d’une Conférence continentale sur la sécurité européenne, ce qui débouchera sur les accords d’Helsinki de 1975 et, à la fin de la Guerre froide, à la création d’une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dominique de Roux rappelle qu’« en 1944 le général de Gaulle s’était élevé avec fermeté – et en en prenant tous les risques – contre le plan Morgenthau, ayant compris selon la dialectique visionnaire du corps doctrinaire gaulliste, que, sans l’Allemagne, la France se trouverait dans l’impossibilité de faire l’Europe, et que sans l’Europe une certaine idée de la France périclitait (p. 83) ».

Grand dessein alter-gaulliste

Quel est donc le « grand dessein » de Charles de Gaulle ? « Pour que le grand dessein européen et mondial gaulliste s’accomplisse et qu’il trouve son terme, il aurait fallu que le gaullisme puisse continuer son action pour un idéal à travers les réalités, continuer la France révolutionnairement et dans les profondeurs, outil d’une véritable rupture, d’un grand accomplissement politico-historique français et européen à l’avant-garde du Troisième État de la révolution mondiale. L’idée gaulliste prévoyait, avant tout, le changement ontologique de la France sur le double plan des institutions de gouvernement et de sa politique extérieure. À l’intérieur, il s’agissait, il s’agit toujours de forger l’outil politico-militaire de l’indépendance nationale française en terme de dissuasion nucléaire et de renouvellement de l’économie nationale. La transformation profonde de l’agriculture, la réorganisation régionale, définie par Jeanneney, la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, le dégonflage du mythe université et le plan de mise à jour technologique de l’industrie et de la recherche, tout ce qui exigeait que le pays se ressaisisse et change, s’est trouvé saboté, démantelé, par la concentration d’intérêts représentés à l’heure actuelle par le Parti radical du compradore Servan-Schreiber. Ce monde clos avait compris que la révolution gaulliste était sur le point de constituer une barrière infranchissable contre les manipulations d’un milieu qui pense politique en termes d’arrangements monétaires, de sur-exploitation colonialiste du travail, d’agences clandestines sans visage ni identité avouable à la solde du capitalisme apatride et qui, finalement, rejoint le néant (pp. 90 à 92). » Face à l’apathie française, Dominique de Roux reportera ensuite cette quête spirituelle et géopolitique vers un cinquième empire lusophone et pluri-continental (9). Il signale toutefois d’une manière sibylline à une lecture originale des Mémoires d’Espoir de Charles de Gaulle par l’économiste non-conformiste François Perroux. L’interprétation de ce dernier paraît préparer le terrain, cinquante ans plus tard, à la publication d’une série de lettres du fondateur de la Ve République, à la tonalité explosive, adressées à un historien français d’origine alsacienne, recruté « malgré lui » pour le front de l’Est, déserteur de la Wehrmacht et ancien officier de l’Armée rouge soviétique. À côté de ces enjeux géopolitiques, Dominique de Roux s’attache à la révision complète des relations sociales. Il affirme que « depuis les jacobins vénérés, la seule idée authentiquement révolutionnaire en France a été celle de la participation gaulliste du capital et du travail (p. 25) ». Cette idée révolutionnaire d’avenir est bien sûr sabotée par un Pompidou bien trop proche du grand patronat français immigrationniste.

9782268034195-200x303-1.jpgCe pamphlet constitue un tournant décisif dans la vie de l’auteur de L’Ouverture de la chasse. Il clôt sa période d’éditeur et prépare ses voyages en Afrique portugaise. Une légende veut que Jean-Jacques Servan-Schreiber aurait acquis tous les exemplaires du pamphlet disponibles en France. En s’appuyant sur une lettre adressée à Jacques Fauvet du 15 juillet 1970, Jean-Luc Barré raconte que le notable lorrain dépêcha « un intermédiaire auprès de Dominique de Roux pour racheter l’intégralité du tirage initial. Faute d’y parvenir, il réussit cependant à empêcher sa diffusion à Nancy, tandis qu’à l’initiative d’un de ses jeunes supporters un exemplaire de l’ouvrage est brûlé sur la place de la ville (10) ».

Contre Servan combat le dévoiement de l’idée européenne. Les corrupteurs de cette auguste idée sont maintenant très nombreux puisqu’on les trouve autant chez les mondialistes que chez les souverainistes ou chez les altermondialistes. Est-ce une coïncidence si Dominique de Roux décède d’une crise cardiaque neuf mois avant la naissance de la réincarnation politique de Servan-Schreiber, Emmanuel Macron ?

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Lettre de Dominique de Roux à Philippe de Saint-Robert du 1er juillet 1974, cité dans Jean-Luc Barré, Dominique de Roux. Le provocateur (1935 – 1977), Fayard, 2005, p. 451. L’UDR est le parti gaulliste précédant le RPR.

2 : cf. Jean-Jacques Servan-Schreiber et Michel Albert, Ciel et Terre. Le Manifeste radical, Denoël, coll du « Défi », 1971, avec en annexes les contributions de Hugh Scott, « Force et faiblesse de l’industrie française », et de Pierre Uri, « Rapport sur l’inégalité en France ».

3 : Fondé en 1901, le Parti radical valoisien s’appelle en réalité Parti républicain, radical et radical-socialiste. Un temps à l’UDI (Union des démocrates et indépendants), il fusionne ensuite avec son frère ennemi radical de gauche pour un Mouvement radical et social tout aussi groupusculaire avant de se séparer…

4 : cf. James Burnham, L’ère des organisateurs, préface de Léon Blum, Calmann-Lévy, coll. « La Liberté de l’Esprit », 1947.

5 : Serge July, Dictionnaire amoureux de New York, Plon, 2019.

6 : Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Éditions Complexe, coll. « Géopolitique des États du monde », 1997, p. 127.

7 : Idem, p. 125.

8 : Thomas Molnar, La Contre-Révolution au XXe siècle, La Table Ronde, 1980.

9 : Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, préface de Raymond Abellio, Belfond, 1977.

10 : Jean-Luc Barré, op. cit., pp. 386 – 387.

• Dominique de Roux, Contre Servan-Schreiber, André Balland, 1970, 118 p.

Jeunesse électrisante

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Jeunesse électrisante

par Duarte Branquinho


Entre le temps qu'il consacre au magazine "Réfléchir & Agir" et aux éditions Auda Isarn, Pierre Gillieth a réussi à écrire un nouveaux roman, qui est cette fois un voyage autobiographique à travers le militantisme actif et radical et la fuite du milieu familial bourgeois, parsemé d'aventures violentes et amusantes mais aussi de déceptions, de camaraderie, de sexe et de rock. C'est un témoignage précieux parce qu'il est fidèle à la passion et au dévouement à une cause, mais plus encore parce qu'il est magnifiquement écrit.

51DKP6LQs4L._SX330_BO1,204,203,200_.jpgJ'ai rencontré Pierre Gillieth il y a 15 ans à la Table Ronde, la réunion annuelle de l'association Terre et Peuple, présidée par Pierre Vial. Je lisais et aimais le magazine "Réfléchir & Agir" et j'ai voulu rencontrer les personnes qui en sont responsables. Au stand, j'ai parlé pour la première fois avec Eugène Krampon et Pierre et je me souviens avoir ri ensemble tout en satisfaisant notre curiosité, comme des camarades européens qui se reconnaissaient. C'est une amitié qui naît immédiatement et un contact qui se maintient, dans les voyages en France, dans l'échange de correspondance, dans les lectures.


C'est pourquoi, lorsque j'ai appris que "Western électrique" était sorti, je lui ai envoyé un message disant que je voulais recevoir le livre afin de pouvoir le lire le plus rapidement possible. Je l'ai dévoré dès que j'ai pu et j'ai frissonné devant tant de passages où il semblait que je lisais "mon" histoire. Mais ces "années de jeunesse déguisées en romantisme", comme il le décrit dans sa dédicace, nous donnent bien plus qu'un simple exercice d'identification. Elles sont l'affirmation d'un talent littéraire qui a eu le courage de se battre pour ce en quoi il croyait, en s'échappant de la cage dorée du confort matériel et d'un avenir garanti, en militant politiquement dans sa jeunesse et en poursuivant jusqu'à ce jour un combat culturel remarquable et ininterrompu.

Chef-d'œuvre

Kas-Product-so-young-but-so-cold.jpgFaire l’éloge du travail d'un ami peut être suspect, mais dans ce cas, c'est très facile. Bertrand, le personnage principal de ce roman autobiographique, ne s'identifie pas au milieu bourgeois de sa famille riche et influente, aussi opulent que futile, et au grand étonnement de ses proches milita au Front National de Jean-Marie Le Pen, contre l'invasion des immigrés et dégoûté par l'apathie de tant de Français face à la mort imminente de leur pays, une France qui aujourd’hui n’existe plus.
C'est la ligne directrice d'une histoire personnelle de rencontres et de décalages, de découvertes et de désillusions, avec de la musique, des bagarres et du sexe. Une histoire raconté dans un style fluide mais soigné et complexe, complet aussi, avec des descriptions détaillées et des dialogues vifs, de l'authenticité intime et du mordant brut, des références érudites et des ironies précises, et avec des changements de rythme si bien faits qu'ils rendent le récit irrésistible. Mieux encore, la fin est aussi inespérée que révélatrice. Il y a aussi dans ce livre une passion déclarée pour la ville de Toulouse, dont la complicité se manifeste, par exemple, dans le passage extraordinaire suivant, après une rencontre amoureuse : “Je repartis songeur, amer et fatigué, le long du quai, avec la Garonne argentée à mes pieds. Elle ne me trahirait jamais’’.


Je regrette seulement que "Western électrique" n'est pas aussi long que "Gilles" de Drieu la Rochelle, car lorsque j'ai terminé ses cent cinquante pages, j'en ai voulu de plus en plus. .. Ce qui compte, c'est que Bertrand, pardon, Pierre, a beaucoup d'autres histoires à raconter et beaucoup de talent pour les écrire. Attendons...

mercredi, 17 février 2021

Parution du numéro 437 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 437 du Bulletin célinien

Sommaire :

La Société d’études céliniennes à la croisée des chemins

Mirabeau devancier de Céline

Céline dans Candide (2e partie, 1937-1944)

Littérature et pamphlets

2021-02-BC-Cover.jpgCe livre foisonnant séduira-t-il les céliniens érudits ? Ou auront-ils l’impression d’avoir déjà lu les différentes interprétations qu’il propose ? Il offre en tout cas l’avantage de considérer les pamphlets sous un angle essentiellement littéraire. On peut parfois le regretter, le contexte historique étant absent de l’ouvrage. Or la dégradation du personnel politique de la IIIe République explique aussi la virulence célinienne. Cela étant, l’auteur a raison d’affirmer d’entrée de jeu que les pamphlets sont des textes littéraires, au sens où ils attestent “d’un rapport à soi et au monde à travers une pratique de la langue écrite mise dans tous ses états”. Professeur de littérature médiévale et ancien haut fonctionnaire à l’Éducation Nationale, Jean-Charles Huchet s’intéresse depuis toujours à Céline. Au point de lui avoir consacré jadis trois études qu’il réutilise un peu dans cet ouvrage. Dense et bien documenté, ce livre rappelle une évidence : le génie célinien se manifeste autant dans les pamphlets que dans le reste de l’œuvre. L’auteur analyse de manière globale ce corpus qu’il nomme d’une expression récurrente le « Texte antisémite » sans faire de distinction entre les parties qui le composent. Fâcheux car comment ne pas faire de hiérarchie ? Bagatelles pour un massacre constitue une réussite littéraire éclatante saluée à l’époque par plusieurs détracteurs alors que les deux pamphlets suivants ne l’égalent pas sur ce plan, sinon le prologue pour l’un et l’épilogue pour l’autre. Dès lors qu’on analyse ces textes sur le plan littéraire, il apparaît indispensable de relever qu’ils ne peuvent être mis sur le même pied. En revanche, l’auteur rappelle utilement que même si ce corpus est  irrémédiablement  insupportable  pour la sensibilité morale et politique  d’aujourd’hui, l’œuvre est une et indivisible. Selon lui, l’antisémitisme n’est pas un accident biographique provoqué par une convulsion de l’Histoire. Il fait intimement partie de la vie et de l’œuvre de Céline. Le nier ou le minorer conduirait à passer à côté de la singularité de l’une et de l’autre. Et d’ajouter, ce qui est indéniable, que la moraline contemporaine n’en facilite pas la compréhension, préférant le jugement a priori et l’invective, voire le dolorisme victimaire. Ce livre irritera toutefois par ses interprétations basées sur des concepts freudiens (et lacaniens) exprimés de manière pesante. Et pas que dans ce cas-là comme en témoigne ce passage : « La rage antisémite et l’impossible satisfaction qui la meut n’auront pas suffi ni à la [= littérature, ndlr] refonder par des textes nouveaux ayant eu beau la convoquer de multiples façons ni à l’empêcher de s’évaporer dans les fulminations d’un genre emprunté, dont les pamphlets sont les “restes” subjectifs et littéraires dévoyés ». Est-ce ainsi que l’on s’exprime dans les hautes sphères de l’Éducation nationale ?…La doxa relative à ces textes litigieux est connue : ils sont à la fois illisibles et intolérables. Et ne relèvent précisément pas de la littérature hormis quelques passages (on cite toujours les mêmes) qui, eux, mériteraient à la limite d’être sauvés. Mais est-on encore à même de priser un livre dont on réprouve les idées ? Le temps où l’on mettait tout uniment en relief le génie pamphlétaire de Céline s’éloigne de nous. On songe au livre de Pierre Dominique, Les Polémistes français depuis 1789, dans lequel Céline occupait une place de choix. En raison du chapitre qui lui est consacré, cet ouvrage, paru un an après la mort de l’écrivain, serait assurément mal perçu aujourd’hui.

• Jean-Charles HUCHET. La joie haineuse (Le moment pamphlétaire de Louis-Ferdinand Céline), L’Harmattan, coll. “Espaces littéraires”, 2020, 302 p.

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mardi, 16 février 2021

Jean Parvulesco méritait mieux

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Jean Parvulesco méritait mieux

par Georges FELTIN-TRACOL

Le 21 novembre 2010 décédait à Paris Jean Parvulesco, né en Roumanie le 29 septembre 1929 (jour de la Saint-Michel). Auteur confidentiel à la renommée cryptée et à l’influence souterraine, il intégrait volontiers ses relations amicales dans ses intrigues romanesques et mêlait géopolitique, mystique, ésotérisme et théologie dans des essais audacieux. La minable République des Lettres hexagonale a volontiers négligé cette personnalité ambiguë et fascinante. Le nouvel ouvrage de Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco, aurait pu éclairer d’un point de vue para-universitaire son parcours intellectuel ainsi que la richesse de son œuvre qui contrastait avec un grand dénuement personnel.

Parvulesco-205x300.jpgÂgé de 63 ans, Christophe Bourseiller a enseigné à « Sciences Porcs » – Paris. Il a écrit une assez bonne biographie sur Vie et Mort de Guy Debord (1999), une remarquable histoire sur les Maoïstes (1996) en France et une très honorable Histoire générale de l’ultra-gauche (2003) qui vient de reparaître sous le titre d’Une nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Il présente la fâcheuse manie de rééditer sous un nouveau titre un texte légèrement corrigé. Son intérêt politique ne se limite pas à l’extrême gauche; il concerne aussi l’« extrême droite ». Or, quand il aborde ce sujet, ses travaux reflètent une réelle insignifiance tant leur auteur reste engoncé dans ses préjugés.

Outre l’histoire politique, Christophe Bourseiller se pique d’écrire, de faire du journalisme, d’animer des émissions à la radio et à la télé et de jouer au cinéma. Sa filmographie au cinéma et à la télévision correspond à une cinquantaine d’interprétations. Enfant typique des « Trente Glorieuses », il vit dans un milieu favorisé de théâtreux orienté très à gauche : « Chantal Darget, ma mère, comédienne; André Gintzburger, mon père, auteur et producteur; Mme Darget, ma grand-mère, caissière et figurante; Antoine Bourseiller, mon beau-père, metteur en scène (p. 22). » Au bout de quelques pages, on se demande si l’éditeur ne s’est pas trompé d’appellation. En cherchant Parvulesco ne serait-il pas en fait En cherchant Bourseiller tant une pénible introspection envahit l’ouvrage ? Il rapporte par ailleurs que l’actrice Danièle Delorme et le cinéaste Jean-Luc Godard étaient ses marraine et parrain. « Je n’ai bien entendu jamais pu compter sur aucun des deux (p. 26). »

3019774933.jpgOn devine assez vite que Jean Parvulesco n’est qu’un prétexte facile. Ce livre devrait en réalité s’intituler En cherchant Godard puisqu’il s’agit d’un sordide règlement de compte contre le vieil ami du couple Darget – Bourseiller, qui a vu grandir un jeune Christophe souvent insupportable au point de l’engager pour figurer dans de brefs plans de plusieurs de ses films. Par l’intermédiaire fallacieuse de Jean Parvulesco, Christophe Bourseiller critique son « parrain ». Pourquoi l’auteur du Manteau de glace est-il mentionné dans À bout de souffle et interprété par Jean-Pierre Melville lors d’une scène célèbre ?

Figé dans ses certitudes politiques d’un temps éclairé et progressiste bientôt révolu, Christophe Bourseiller ne comprend pas l’insaisissable Parvulesco. Sur les traces de Dominique de Roux, fondateur de l’« Internationale gaulliste » et auteur en 1967 d’un prophétique L’Écriture de Charles de Gaulle, Jean Parvulesco soutient le « grand gaullisme » continental, une ambitieuse synthèse géopolitique de l’eurasisme, de la Révolution conservatrice germanophone, de la géostratégie fasciste et de l’eschatologie providentialiste d’un alter-catholicisme occulté.

DdR-ecrit0614_194027.jpgCollaborateur à de multiples revues, d’Éléments à La Place royale, Jean Parvulesco a le génie de relier le royalisme traditionnel français à l’idée néo-gibeline européenne, en particulier dans le très méconnu Henry Montaigu clandestinement en Colchide (DVX en 2006 ?). Il pose les bases théoriques d’une entente effective et fructueuse entre le « Regnum Sanctum et […] l’Imperium Sanctum, du Royaume et de l’Empire, de la France et de l’ensemble suprahistorique et de l’unité géopolitique impériale ultime du Grand Continent eurasiatique (p. 28) ». À l’interrogation quasi-manichéenne, « la France ou l’Europe », il postule « pour la France avec l’Europe », car, sans la France, l’Europe serait autre, et, sans l’Europe, la France n’existerait pas.

Il sait que dans une perspective politique messianique, le Grand Monarque français dont on retrouve les variants ailleurs en Europe et au-delà (l’empereur Arthur Frédéric endormi dans les montagnes d’Allemagne centrale, le tsar Dimitri en Russie, le roi Arthur en convalescence en Angleterre, le roi Sébastien au Portugal, voire le retour de l’imam caché du chiisme duodécimain iranien…) sera roi de France et ceindra la Couronne de fer des souverains du Saint-Empire romain germanique. Bien que méconnue de l’historiographie officielle française, la prétention fréquente des Valois, puis des Bourbons, à l’Empire n’en fut pas moins réelle. On peut même estimer que les trois pactes de famille (1733, 1743 et 1761) conclus entre les Bourbons de France, d’Espagne, de Parme et des Deux-Siciles, et l’alliance entre les Capétiens et les Habsbourg à partir de 1756 avec l’appui stratégique de la Russie, s’inscrivent assez tardivement dans cette revendication symbolique forte.

Non content de bousculer les certitudes nationalistes les plus vaines, Jean Parvulesco se plaît à bouleverser la théologie chrétienne. Il assume une hyperdulie radicale et souhaite que l’Église de Rome adopte enfin le dogme de la Coronation de Marie, ce qui en ferait l’Épouse de Dieu. On est bien loin des billevesées de Vatican II et de la xénophilie du pseudo-pape Bergoglio.

Christophe Bourseiller survole donc des écrits complexes et parfois hermétiques. Il préfère flinguer l’ancien « garde rouge » suisse du cinéma français. Veut-il le compromettre a posteriori avec Parvulesco, rédacteur à l’été 1960 dans une revue phalangiste espagnole d’une série d’articles laudateurs sur la « Nouvelle Vague » en qui il remarque une forte inclination néo-fasciste ? En langage cinématographique, En cherchant Parvulesco est un flop, un immense flop éditorial. L’auteur de ce livre paru à La Table Ronde (Revenez Roland Laudenbach !) correspond bien au stéréotype enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris. On plaindrait presque les étudiants de la rue Saint-Guillaume si ceux-ci n’étaient pas à 99,99 999 % pétris de conformisme historique, d’aveuglement littéraire et de politiquement correct. Jean Parvulesco méritait mieux qu’un évident travail bâclé.

Georges Feltin-Tracol

• Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco, La Table Ronde, 2021, 125 p., 14 €.

lundi, 15 février 2021

Adieu à Pierre-Guillaume de Roux

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Adieu à Pierre-Guillaume de Roux

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Terrible nouvelle, à moi parvenue comme cela arrive de plus en plus souvent par le biais de la toile : Pierre-Guillaume de Roux, mon ami, mon éditeur, vient de mourir d’un cancer caché avec autant de soin que de courage à presque tout son entourage.

L’autre jour, je recevais encore l’un de ces services de presse qui illuminent ma journée, le livre d’un ami, Ludovic Maubreuil, autour du cinéaste Claude Sautet, empaqueté par son éditeur et dont l’étiquette portait son écriture.

A l’instar de son ami et parrain dans l’Orthodoxie, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, Pierre-Guillaume aura travaillé jusqu’au bout. Le premier est tombé sur la route, au volant de sa camionnette bourrée de livres ; le second, aux commandes de sa maison, avec droiture et courage. Comment, aujourd’hui, ne pas unir ces deux magnifiques figures dans pensées & prières ?

« Je souhaite qu’il soit Attila », écrivait un jeune père - et quel père, le comte Dominique de Roux, un vrai corsaire ! - le jour de la naissance de Pierre-Guillaume, son premier fils. Un demi-siècle et des poussières plus tard, Attila était désigné, si l’on en croit des gazettes, comme « l’éditeur des proscrits », voire comme « celui du Diable ». A l’heure des gestionnaires et des curateurs, Pierre-Guillaume de Roux, actif dans l’édition depuis presque quarante ans, tour à tour à La Table ronde, chez Julliard et chez Critérion, aux Syrtes ou au Rocher, continuait d’incarner la figure solitaire du passeur, totalement dévoué à cet art austère, souvent délicat, dangereux parfois, de l’édition vécue comme un sacerdoce.

Pierre-Gui.jpgIl l’a payé cher : sa collaboratrice, une consoeur, me rappelait hier à quel point, pour avoir osé publier un auteur considéré comme maléfique, il fut agoni d’injures et même menacé de mort, jour après jour. L’envie, la méchanceté, la rage idéologique ont sapé cet homme d’une folle intégrité qui n’aimait que la littérature en tant qu’expérience spirituelle et initiatique. Toutes nos conversations tournaient autour de ce thème – qu’est-ce qu’éditer ? Comment résister aux étouffoirs spirituels de notre temps ? - qu’il défendait avec une ferveur de jeune homme, mais sans naïveté aucune, car lucide était l’homme que je pleure aujourd’hui.

Il y a vingt ans, lors de son départ des éditions des Syrtes, qu’il avait fondées et dont il fut exclu (un peu comme son père le fut de L’Herne), il expliquait à un confrère que son objectif était de « maintenir très haut la barre » et d’assurer le renouvellement et de « nouvelles échappées du génie français, issues des marges, des parages incontrôlables ». Tout Pierre-Guillaume, que j’appelais parfois Louis-Ferdinand, son autre prénom, est là, dans cette inflexible volonté de résister au fatal renoncement.

J’aimais chez Pierre-Guillaume qu’il incarnât une figure, fidèle aux rêves de l’enfant qui lisait Bloy et Shakespeare, entre deux missives de son père, occupé à éditer Pound ou Céline, quand il ne fomentait pas quelque révolution dans la brousse africaine.

J’aimais qu’il m'ait accueilli dans son capharnaüm de la rue de Richelieu par ces mots : « vous êtes ici chez vous ». J’aimais qu’il ait repris le flambeau de son maître, Vladimir Dimitrijevic, et qu’il voulût jouer pour moi comme pour tant d’autres le rôle de Dimitri.

Lors de mes trop rares passages parisiens, j’aimais me retrouver en face de cet homme élégant (je ne l’ai jamais vu sans cravate), un tantinet distant, hautain peut-être (par timidité et parce que ce monde le blessait, lui aussi), toujours attentif, d’une si rare affabilité, qui croisa Pound et Gracq, conversa avec Abellio et Savimbi, et qui parlait - cet imparfait me crucifie - comme personne de Gregor von Rezzori ou de Boris Biancheri.

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J’aimais qu’il publiât de nouveaux maudits que les censeurs ne prenaient pas la peine de lire, tout aveuglés par la haine aux noires prunelles.

J’aimais qu’il me confiât sa passion pour Dickens ou pour l’Italie, quand il me demandait des nouvelles de tel ami. J’aimais lui transmettre mes hommages à Madame Mère, à qui vont aujourd’hui mes fidèles pensées. J’aimais cette raideur de la nuque sans rien de sec, cette tenue et la vision chevaleresque qu’il avait de son métier - je devrais dire, de son destin.

J’aimais enfin cette modestie devant la chose écrite, son émerveillement intact, sa passion d’éditer malgré les embûches et les cabales.

Adieu, jeune frère, que la terre te soit légère !

Christopher Gérard 

Le 14 février MMXXI

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Face à un géant, en compagnie de Madame Mère.

samedi, 13 février 2021

En cherchant Jean Parvulesco

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En cherchant Jean Parvulesco

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Quelle surprise de voir paraître un essai intitulé En cherchant Jean Parvulesco, sous la plume de Christophe Bourseiller, journaliste, spécialiste de l’ultragauche… et surtout connu comme acteur. Fils de comédiens, il apparaît en effet très jeune dans trois films de  Jean-Luc Godard, son « parrain », aux côtés, le veinard, de Marina Vlady ou de Macha Méril. Avec le recul, il se voit comme un « singe savant » ou, plus âgé (dans les films d’Yves Robert ou de Claude Lelouch), comme « un pitre plein de morgue ».

En réalité, le livre est une sorte de lettre à Godard, pleine d’amertume. Sa première moitié est centrée sur le cinéaste, à la fois placé sur un piédestal et cible de reproches plus ou moins implicites. A l’origine, la fameuse scène d’A bout de souffle où Jean-Pierre Melville, qui joue le rôle d’un écrivain qui s’appelle Jean Parvulesco, répond à Jean Seberg que sa plus grande ambition dans la vie est de « devenir immortel, et puis mourir ».

Christophe Bourseiller semble s’agacer a posteriori de l’importance accordée par Godard à cet inconnu, car, en 1960, Jean Parvulesco n’a rien publié ; il grenouille dans les milieux de la Nouvelle Vague avec Alfred Eibel et Michel Mourlet. Ce futur auteur ésotérique, ami d’Abellio et de Rohmer, proche d’Eliade et de Melville, justement, est en train de devenir une figure mythique. Fut-il un agent de la Sécurité militaire française, voire des services britanniques, dans la Vienne du Troisième Homme ? Quel fut son rôle occulte dans certain gouvernement provisoire en exil à Madrid ? Sauva-t-il l'acteur Maurice Ronet d’une plongée fatale dans la guérilla anti-marxiste en Angola ? Mystère et boule de gomme.

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Tout au long des pages, le lecteur perçoit chez Christophe Bourseiller un mélange de fascination ennuyée pour Parvulesco, perdant complet aux yeux de cet homme installé (professeur à Sciences Po, chez lui dans tout l’appareil politico-médiatique) et aussi de profond ressentiment à l’égard de Godard. Nous passons de l’une à l’autre sans toujours savoir où veut en venir ce Narcisse contrarié. Parfois pointe l’impression que l’exilé roumain sert de stylet dans un règlement de compte.

Bourseiller n’est pas écrivain, juste un journaliste – lui manque hélas ! la patte du styliste pour décrire ce malaise. D’où ma déception à lecture de son livre, qui n’est pas vraiment une enquête ni une descente en soi-même. Dommage.

En un mot comme en cent, l’énigmatique Jean Parvulesco (1929-2010), un ami regretté, qui écrivait « dans un but de guerre eschatologique finale », le voyant extra-lucide entre burlesque et vision, le continuateur en géopolitique de Karl Haushofer -Endkampf pour le bloc continental ! -, le conspirateur-né et le flamboyant mythomane, cette figure attachante des décennies durant d’un certain underground, attend toujours un livre digne de lui.

Christopher Gérard 

Christophe Bourseiller, En cherchant Jean Parvulesco, La Table ronde, 128 pages, 14€                

Voir aussi :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2010/11/24/exit-je...

vendredi, 12 février 2021

De la morale - En hommage au Prince de Ligne

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De la morale

En hommage au Prince de Ligne

par Luc-Olivier d'Algange

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «   fin de l'Histoire   » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «     indignée    », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

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Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «   Etre heureux et rendre heureux   » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt  qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «   être malheureux et rendre les autres malheureux   », -  ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

s-l640.jpgRéduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «   réduction phénoménologique   », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «   J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «   Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «   rendre heureux   ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «   Il est souvent de la justice de ne pas faire justice   ».

51Fdf-+LHKL._SX294_BO1,204,203,200_.jpgLe Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «   Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison   ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «   Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit   ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «   commencements amoureux   » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «     l'être-là   », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «   le feu mêlé d'aromates   ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «   danser la terre   », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «   des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie     » à «    la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé   ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «   Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.   »

lelivr_R320063348.jpgLa force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «   On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours   ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «   C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.   »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «   la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur   ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «   Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde     ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «   Bien   » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «   bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «   plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

14272734028.jpgCet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «   la folle du logis   », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat  «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger     ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu   » et des «  blondes, de rose cendré  ». «   La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville   ».

Luc-Olivier d'Algange

 

lundi, 08 février 2021

Le roman bernanosien de Raspail

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Le roman bernanosien de Raspail

Par Raoul de Bourges 

« Nous étions fort peu nombreux, à l’époque, à avoir entendu la voix du curé de Bief, car le huis clos avait été prononcé dès l’ouverture du procès par un président d’assises catholique soucieux de ne pas livrer en pâture à la presse et au public les détails abominables d’un épouvantable crime de sang dont le coupable était un jeune prêtre. Cette décision avait soulevé un tollé. Elle serait inconcevable aujourd’hui où l’opinion dominante se réjouit dès que l’indignité d’un prêtre, amplifiée par les médias, affaiblit le corps de l’Eglise. » Jean Raspail, formidable écrivain, héraut des cœurs purs et autres aventuriers, offre La Miséricorde à ses lecteurs et à tous les chercheurs de sens : « Monsieur le président, cet homme a tué sa maîtresse et son enfant précisément parce qu’il était prêtre. Ne l’aurait-il pas été au plus profond de lui-même qu’il se serait contenté lâchement des facilités humaines. De nos jours, une vie de défroqué marié, cela n’a rien d’impossible. L’Eglise même, parfois, l’envisage. »

Comment comprendre cette affirmation de l’avocat qui semble absconse à un esprit qui serait parfaitement horizontal et ignorant des questions célestes ? Indéchiffrable assertion pour qui aurait épousé l’une des formes de péché du monde moderne, à savoir le refus de l’invisible. Faut-il redire que le génie du christianisme se trouve dans la possibilité du salut, dans le relèvement offert à tous et singulièrement aux plus petits, à la lie de l’humanité, cette lie faite de pécheurs qui consterne les puissants et les intelligents mais qui est la matière première dont Dieu façonne sa croix d’espérance ?

imagesJRasp.jpgDans le roman, le vicaire général donne au chanoine Jacquelein sa vision de la rédemption qui constitue en soi la fine pointe du catholicisme : « Comprenez-moi mon ami. Cette folie supposée nous arrange trop bien. Si on pouvait la crier sur les toits sans remuer trop de boue, quelle bonne affaire ce serait pour le sacerdoce catholique enfin lavé d’une souillure publique ! […] Plus de parjure, plus de sacrilège, plus de sang sur les mains consacrées, pas de pardon à s’arracher du cœur : Dieu ouvre ses bras aux irresponsables et accueille le dément dans son paradis… Ne l’avez-vous pas pensé, tout comme moi ? Le vicaire général tira sur sa pipe en se forçant à réfléchir. Sa foi ne s’embarrassait pas de subtilités. En d’autres temps, sans haine et pour Dieu, sans doute aurait-il expédié au bûcher hérétiques et sorciers, refusé les cimetières aux suicidés, excommunié les princes adultères, exorcisé les déments et les monstres à grands coups d’eau bénite et de formules latines. Au fil des siècles, pensait-il, c’étaient des gens de cette trempe qui avaient bâti l’Eglise catholique, inaccessibles à cette faiblesse, à ce luxe corrosif de l’âme moderne que sont le doute et l’excès de tolérance. Une âme à sauver, une âme sauvée, le curé de Bief ? Ainsi les crimes les plus horribles conduiraient-ils à Dieu plus sûrement que le sentier escarpé où peinait le chanoine Jacquelein, guidant vers les sommets éternels son maigre troupeau de fidèles ? »

Dans Le Journal d’un curé de campagne, Bernanos s’interroge : « Le mauvais prêtre est un monstre. La monstruosité échappe à toute commune mesure. Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre ? A quoi sert-il ? Quelle est la signification surnaturelle d’une si étonnante disgrâce ? »

En dépit de la marque indélébile du péché originel dont il est lui-même entaché, le prêtre demeure l’un des derniers héros des temps modernes. Cet expert en humanité est l’ultime figure, un croisé pour la gloire de Dieu et le salut du monde au cœur des sociétés liquides, qui combat pied à pied nihilisme et relativisme, réfute en bloc la caricature de vie dans laquelle homo-aeconomicus se débat. Il conserve dans ses mains le fil ténu qui le relie à son semblable, ce prochain chancelant au bord du précipice, tenté par la folie du mouvement permanent et du n’importe quoi. Animé d’un amour et d’une prévenance mystérieux, il l’invite à se détourner de l’abîme mortel. L’homme de Dieu scande à temps et à contretemps à cet homme moderne devenu un narcisse survolté l’injonction lumineuse de rester incarné et de croire à l’invisible : « joie de vivre, joie de croire », et par une fraternelle commutativité de la chair et de l’esprit « joie de croire, joie de vivre ». Pourtant, la croix du prêtre voué à Dieu est faite d’un bois lourd et sacrificiel. Jean Raspail la décrit sans ambages, au détour des années 1960, de façon crue : « Cinq villages, plus huit hameaux dispersés sur le causse, au bout de chemin épouvantables. Des kilomètres par tous les temps, beaucoup de pannes de moto. Il faudrait une 2 CV. Même d’occasion, c’est trop cher. Il rafistolait la moto. Et toutes ces pannes de moto pour visiter un bien maigre troupeau. Question d’habitude… Les reins brisés, les vêtements trempés, le corps glacé, le rhume permanent, les mains noires de cambouis, les chaussures en blocs de boue, pour confesser des vieilles et des marmots, pour célébrer des messes et prononcer des sermons dans des églises vides et sales, pour tenir des réunions de jeunes où personne jamais ne venait, à l’exception de deux ou trois anormaux désoeuvrés, pour marier des filles enceintes jusqu’aux dents, fermer les yeux à des mourants damnés dans leur obstination, et puis jouer au foot le jeudi, crevé comme il était, pour entraîner une douzaine de grands niais, parce que jadis il jouait bien, avant-centre au séminaire, une bonne raison pour s’épuiser tout une après-midi sur une prairie glaiseuse, dans le seul but de parler de Dieu cinq minutes aux garçons, enfin courir les fermes pour combattre ce qui était trop honteux, la vieille délaissée sur son grabat, la fille de quatorze ans qui fréquente, l’enfant qu’on bat et il qu’il faut protéger, le bébé d’alcooliques qui va mourir sans baptême… Il avait bien du travail. Mais ça irait quand même ! Ah oui, ça irait ! »

AVT_Jean-Raspail_3933.jpgEn filigrane, notre auteur questionne : la voie qui conduit à Dieu peut-elle être autre que crucifiante ? L’accès au salut peut-il ressembler à une aimable baguenauderie le long d’un blond chemin parsemé de rassurants petits cailloux ? Avec cette clé de compréhension située aux antipodes de l’offre des marchands de bonheur en toc, nous mesurons combien le christianisme demeure un scandale pour les païens.

Raspail propose dans ce roman bernanosien une méditation profonde qui heurte frontalement les consciences modernes, défie les logiques matérialistes et pourrait ressembler, par instants, à un hymne au conservatisme. La protection des trésors patiemment forgés par notre civilisation apparaît ici comme un enjeu décisif. L’écho de la prophétique phrase de Péguy y résonne puissamment : « Le malheur du monde moderne c’est qu’il a considéré comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables ».

dimanche, 24 janvier 2021

Le Bulletin célinien n°436 est sorti de presse !

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Le Bulletin célinien n°436 est sorti de presse !

Sommaire :

András Hevesi, premier traducteur de Céline en hongrois

Céline dans Candide (1932-1936) [première partie]

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Rimbaud et Céline

Dans cette épatante collection « Bouquins », vient de paraître la réédition de la biographie de Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère (1954-2000). Cet hématologue le jour et biographe littéraire la nuit s’était essentiellement intéressé aux écrivains du XIXe siècle. Il est aussi l’auteur d’une biographie de Laforgue et de Lautréamont tout aussi érudites que celle-ci. À la fin de sa vie, il s’était attelé à une biographie de Céline qui ne restera malheureusement qu’à l’état d’ébauche (environ 200 pages). Il avait même fait le voyage au Cameroun pour prendre des notes sur place et voir ce qu’il y était possible de trouver. Son idée était de s’attaquer à l’un des auteurs les plus emblématique du XXe siècle, après avoir traité d’auteurs mythiques du siècle précédent. Il avait prévu trois volumes de 1500 pages chacun ! Hélas la maladie a cruellement eu raison de lui. Cette biographie aurait été passionnante et riche en découvertes tant Lefrère avait le culte des archives et de la recherche. Il avait déjà rassemblé une grande documentation, s’intéressant à tous les personnages secondaires qui avaient croisé Céline. Aussi était-il un peu écrasé par la masse de travail. Il insistait aussi sur le fait que, médecin lui-même, il avait une sorte de proximité avec le docteur Destouches. Cette recherche effrénée de la documentation se faisait parfois au détriment de l’essentiel : dans sa biographie de Rimbaud (qui compte plus d’un millier de pages), le poète s’évapore sous la masse de détails. Tout le contraire de la conception d’Henri Godard qui, pour sa biographie de Céline, fit sien ce propos de Malraux : « La biographie d’un artiste c’est sa biographie d’artiste. » À l’occasion de cette réédition, j’ai constaté que les querelles entre rimbaldiens sont au moins aussi vives que celles entre céliniens. Ce qui me rappelle cette plaisante réflexion de René-Louis Doyon à propos d’une autre confrérie : « On sait que les stendhaliens, plus que tous autres spécialistes, forment une gens susceptible, chatouilleuse, jalouse de leurs os médullaires et ne pardonnant à personne d’en analyser la substance, les accidents, les particularités, surtout si on ne fait point partie de cette communion tacite… »

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Céline n’était pas un lecteur passionné de Rimbaud, lui préférant dans ce domaine les poètes du XVIe siècle, Louise Labé, du Bellay ou Ronsard. Mais il l’avait bien lu, comme en témoigne une lettre à son traducteur anglais dans laquelle il cite de mémoire des vers de la « Chanson de la plus haute tour¹ ».  Dans une étude savante, une universitaire discerne ici et là dans l’œuvre célinienne l’empreinte rimbaldienne, une sorte de filiation cachée ². Ainsi, le prologue de Mort à crédit est vu comme une réécriture minutieuse des lettres dites du « Voyant », « Alchimie du verbe » ou « Nuit d’enfer ». C’est un peu poussé mais procure de surprenantes illustrations, non pas de la notion d’intertexte, mais de « compagnonnage » (Rimbaud-Céline) qui donnent à rêver. Ce qui paraîtra, en revanche, tangible, c’est l’affirmation de Céline qui assurait connaître la raison du départ de Rimbaud en Afrique : « Il en avait assez de tricher. (…) Il y a une hantise chez le poète de ne plus tricher. » L’alternative étant, comme on sait, de « mettre sa peau sur la table ».

• Jean-Jacques LEFRÈRE : Arthur Rimbaud (biographie), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1408 pages (32 €)

  1. (1) Éric Mazet, « Céline et Rimbaud », Études céliniennes, n° 1, automne 2005, pp. 68-71.
  2. (2) Suzanne Lafont, Céline et ses compagnonnages littérairesRimbaud, Molière, Lettres modernes-Minard, 2005.

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samedi, 23 janvier 2021

L’Etranger to Himself:  Race & Reality in Albert Camus’ The Stranger

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L’Etranger to Himself: 
Race & Reality in Albert Camus’ The Stranger

Albert Camus
Trans. Joseph Laredo
The Stranger
London: Penguin, 2000 (1942)

“I love my country too much to be a nationalist.”

— Attributed to Albert Camus 

524x840.jpgWhenever I watch Pontecorvo’s iconic movie The Battle of Algiers (1966), I find myself thinking of the Gitane-smoking and brilliantine-coiffured Albert Camus. I’m especially reminded of him in the scene where a gang of young Europeans lean against a shop window and watch as Ali, the young Arab protagonist, crosses the street and passes a noisy bar. A blond youth pushes a chair in front of him, sending Ali head-over-heels, stumbling to the floor. Before a devil-may-care smirk can even appear on the callous face of the Pied-Noir, the Arab stares up at him with utter hatred and launches headfirst into his enemy. 

Franco Solinas’ script perfectly captures the moment on screen:

Using his head, Ali rams into the youth’s face, striking him in the nose and splurting blood everywhere. The youth is unable to shout. He opens his mouth in the attempt, but the only result is a gurgling sound and blood. His friends intervene. Ali is surrounded. The police arrive. A mass of people jump on Ali, kicking him and striking him with their fists as long as they please. Finally, the police aid Ali and disperse the crowd.

Defiant, Ali “pays no heed to the blows, the shouts, the spitting, but seems neither to see nor hear, as if he were already resigned to having lost the battle this time, and was preparing to wait patiently for a better chance. He is walking with an unfaltering step. His face is emotionless, oval, swarthy. His hair black and wavy, his forehead low and wide; his eyes large and slanted with eyelids somewhat lowered, his mouth firm and proud.”

It is the unmistakable image of the Gaul confronting the Moor, during Albert Maquet’s “invincible summer” of Algeria. A societal fissure ran right through the Kasbah and the mountainous terrain of the parched Tassili n’ Ajjer just as it did between the Jews and Palestinians along the banks of the Jordan River and through the black ghettos in American cities in the 1960s. 

The testosterone-fueled tension captured in Ali’s street confrontation is similarly rendered in Camus’ The Stranger, where the local Pied-Noir lads with their “hair greased back, red ties, tight fitting jackets with embroidered handkerchiefs in their top pockets and square-toed shoes. . . laugh noisily as [girls] went by.” Camus’ hero Meursault “knew several of the girls and they waved to me.”

The same sort of girls are later blown to pieces in The Battle of Algiers when Ali dispatches his female Fedayeen to exact revenge:

Djamila, the girl who in January, in rue Random, gave the revolver to Ali la Pointe, is now standing in front of a large mirror. She removes the veil from her face. Her glance is hard and intense; her face is expressionless. The mirror reflects a large part of the room: it is a bedroom. There are three other girls.

There is Zohra, who is about the same age as Djamila. She undresses, removing her traditional costume, and is wearing a slip . . . There is Hassiba who is pouring a bottle of peroxide into a basin. She dips her long black hair into the water to dye it blond.

Every action is performed precisely and carefully. They are like three actresses preparing for the stage. But there is no gaiety; no one is speaking. Only silence emphasizes the detailed rhythm of their transformation . . . Djamila’s lightweight European dress of printed silk . . . Zohra’s blouse and short skirt to her knees . . . make-up, lipstick, high-heeled shoes, silk stockings . . . Hassiba has wrapped her hair in a towel to dry it . . . a pair of blue jeans, a striped clinging tee-shirt . . . Her blond hair is now dry. She ties it behind in a ponytail. Hassiba has a young, slim figure. She seems to be a young European girl who is preparing to go to the beach.

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Pontecorvo’s depiction of guerrilla warfare way back when in Algiers was prophetic. It’s now reenacted week by week with real daggers, bullets, and plastic explosives in the towns and cities of 21st-century Europe. Solinas’ script continues:  

MILK BAR. EXPLOSION. OUTSIDE. DAY.

The jukebox is flung into the middle of the street. There is blood, strips of flesh, material, the same scene as at the Cafeteria; the white smoke and shouts, weeping, hysterical girls’ screams. One of them no longer has an arm and runs around, howling despairingly; it is impossible to control her. The sound of sirens is heard again. The crowd of people, the firemen, police, ambulances all rush to the scene from Place Bugeand.

The ambulances arrive at rue Michelet. They are already loaded with dead and wounded. The relatives of the wounded are forced to get out. The father of the child who was buying ice cream seems to be in a daze: he doesn’t understand. They pull him down by force. The child remains there, his blond head a clot of blood.

These communal antagonisms had been simmering for years. The insurgent Front de Liberation Nationale (FLN), just like their Etoile Nord-africaine predecessors, was attacking isolated farmsteads and police stations. The Pieds-Noir responded in kind, holding meetings with banners that read “le juif parasite,” and Lucien Bellat’s Unions latines was breaking up seditionist gatherings organized by communists and Muslims in places like Sidi-Bel-Abbes in June 1936.  

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Algeria was a bubbling cauldron that was rapidly reaching its boiling point, and it was here that Camus was born into a poor family in a white ghetto. He was surrounded by a Pied-Noir community that felt psychologically under siege. Many joined the colonial chapters of metropolitan leagues like the Action francaise, Jeunesses patriots, the Croix de Feu, and the Parti populaire francais during the interwar years.

Camus’ latter-day anti-colonial critics dismiss his much-vaunted socialist credentials despite his joining the Communist Party in 1935, becoming editor-in-chief of the resistance journal Combat during the war years, his well-known sympathies for the Arab peoples, his support for the Blum-Viollette proposal to grant Algerians full French citizenship, and of course, his searing allegory of fascism in his novel The Plague [4] (1947). 

Instead, Camus’ postmodern detractors claim that he had thoroughly imbibed the inherent racism of his forebears. Ralph Flowers cites excerpts from The Stranger as evidence of Camus’ subconscious “hatred” in Camus and Racism (1969): “Why in the fictional works L’EtrangerLa Peste, and La Chute (1956) does Camus either treat the Arab cursorily or else delete completely?”

The late Palestinian academic Edward Said, author of Culture and Imperialism (1993), describes Camus as having an “incapacitated colonial sensibility,” arguing:

The plain style of Camus and his unadorned reporting of social situations conceal rivetingly complex contradictions . . . unresolvable by rendering, as critics have done, his feelings of loyalty to French Algeria as a parable of the human condition.

imagesattal.jpgFrench historian Benjamin Stora describes The Stranger’s central character as “paradoxical” and the result of “double positioning.” Mary Ann & Eric Witt’s assert in their seminal piece “Retrying The Stranger” (1977) that the “race question” was central to the story. Tulshiram C. Bhoyar asserts that “Meursault displays misogynistic attitudes toward women, perpetrates prejudicial acts against native people, and commits a callous crime against an indigenous person” in his paper “The Stranger: A Study of Sexism, Racism and Colonialism,” published in Epitome in 2016.      

Bhoyar continues:

Jean-Paul Sartre, the existentialist philosopher, in his essay “An Explication of the Stranger” (1947), considered him as an existential hero who is free and responsible for his action. Both of them (Camus and Sartre) did not think that the murder committed by Meursault has a political dimension and the legal system of the Pied-Noir French depicted in the novel is oppressive to indigenous Arabs. But this notion is challenged by many modern critics and readers. They think Meursault is a sexist, racist and colonialist hero.

Credible comments when one, like Flowers, notes: 

In the first place, Camus writes as a member of the white race. He never tried to assume the role of an Arab . . . Probably the majority of Algerian Europeans were merely indifferent to the abject status of the native race; this was the real crime of Meursault . . . Considering the story solely from the facet of the race problem, Meursault was guilty of a race crime.”

George Heffernan explains in his paper “A Hermeneutical Approach to Sexism, Racism, and Colonialism in Albert Camus’ L’Etranger:” 

Camus has created with Meursault an unreflective character whose sexist, racist, and colonialist attitudes are held up to the reflective reader . . . Meursault ignores the screams of the terrified Arab woman, whom Raymond is beating mercilessly . . . He is a racist, because at first he declines to write the letter that Raymond wants him to write to his allegedly unfaithful mistress, but as soon as he discovers that the woman to whom he is to write is an Arab, he complies with Raymond’s request without further ado.

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The relevant section in The Stranger, a manuscript that traveled with Camus to France as German troops marched down the Champs Elysee, reads:

He lit a cigarette and told me his plan. He wanted to write her a letter “which would really hurt and at the same time make her sorry.” Then, when she came back he’d go to bed with her and “right at the crucial moment” he’d spit in her face and throw her out.

When he told me the girl’s name I realized she as Moorish. I wrote the letter.

Camus’ daughter Catherine acknowledges this reality, admitting her father is “regarded as a colonialist.” As a result, his books are not part of the school curriculum in Algeria, and the novelist Hamid Grine, author of Camus in the Hookah (2011) declaims that “Algeria has erased him.”

unnamedacpeste.jpgTo a certain extent, Camus is indeed a mass of contradictions. He writes so poignantly about an individual Arab in “L’Hote,” and yet the same people are almost completely absent from The Plague. He became the glamour boy that went on to rival Sartre amongst the New Left coterie after the Liberation of France, but objected in disgust to the murderous “Epuration” that followed in its wake. Camus insisted he was a communist, yet never read Das Kapital.

So, what truly motivated Meursault to do what he did on that beach? His fellow Pied-Noir, Raymond, had already told him he’d been followed all day by a group of Arabs and one of them was the brother of his former mistress. “If you see him near the house this evening when you come home, warn me.”

Those descriptions from his essay “Summer in Algiers” (1939), of “the beauty of the race,” “the gentle warm water and the brown bodies of the women,” and “the old men sitting at the back of cafes listening to young men with brilliantined hair boasting of their exploits,” come to mind.

Those same hormone-infused images discussed earlier, what Pontecorvo captures so clearly in the street fight between Ali and the white boy, must surely go some way to explaining Meursault’s fateful actions in Camus’ disturbing novella:   

I took a step, just one step forward. And this time, without sitting up, the Arab drew his knife and held it out towards me in the sun. The light leapt up off the steel and it was like a long, flashing sword lunging at my forehead. At the same time all the sweat that had gathered in my eyebrows suddenly ran down over my eyelids, covering them with a dense layer of warm moisture. My eyes were blinded by this veil of salty tears. All I could feel were the cymbals, the sun was clashing against my forehead and, indistinctly, the dazzling spear still leaping off the knife in front of me. It was like a red-hot blade gnawing at my eyelashes and gouging my stinging eyes. That was when everything shook. The sea swept ashore a great breath of fire. The sky seemed to be splitting from end to end and raining down sheets of flame. My whole being went tense and I tightened my grip on the gun. The trigger gave, I felt the underside of the polished butt and it was there, in that sharp and deafening noise, that it all started. I shook off the sweat and the sun. I realized I’d destroyed the balance of the day and the perfect silence of this beach where I’d been happy. And I fired four more times at a lifeless body and the bullets sank in without leaving a mark. And it was like giving four sharp knocks at the door of unhappiness.           

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vendredi, 22 janvier 2021

Du côté de chez Michel Déon, une rencontre avec Stanislas Beren

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Du côté de chez Michel Déon, une rencontre avec Stanislas Beren

par Luc-Olivier d'Algange

C’était par une de ces fins d’été tumultueuses où l’ordre du monde, longtemps immobilisé par des beaux jours presque indiscernables les uns des autres dans leur perfection, semble se remettre en mouvement, tout en gardant de la haute saison, sa lumière puissante derrière les nuées, si bien que les brusques averses étaient lustrales ; et miroitantes comme des mirages les rues de Paris. A chaque seconde on attendait un arc-en-ciel dont les couleurs étaient annoncées par celles des parapluies, seuls accessoires, en la mode morose de cette année, à oser encore le versicolore.

2070369994.jpgJe sortais d’un cinéma où m’avait chassé une averse. Les intempéries sont, mieux que les critiques, les propagandistes les plus convaincants des salles obscures. J’avais aimé quelque peu le film, intitulé Un Taxi mauve, où des acteurs de belle allure et de grand style faisaient vibrer la langue française dans leur poitrine, où les regards s’apaisaient en douces mélancolies vertes et grises dans les paysages ruisselants. Les cinéphiles s’étaient promptement dispersés. Nous seuls demeurions abrités près des affiches, avec nos chemisettes et nos sandales. Nous, c’est à dire un homme d’une blondeur quelque peu hirsute qui semblait vouloir lier conversation, et moi-même, qui était, ce jour-là, d’excellente humeur à écouter.

« C’est être, sans doute, sans indulgence de dire que ce film vaut bien moins que le livre dont il s’inspire, car un film est, par définition, toujours en-deçà d’un livre, l’image étant réduite par le mouvement, le son réduit par l’image, les mots réduits par le son et l’image… On songe infiniment devant un Carpaccio, on est emporté par quelques notes de Couperin ou de Debussy, et un seul vers de n’importe quel poète, et je me refuse à dessein de citer les plus grands, les plus monumentaux, un seul vers de Jean-Paul Toulet ou de Francis Jammes, sauvegarde en nous, et mieux encore, invente en nous, des heures essentielles, nous subjugue, tout en nous laissant la liberté de le quitter des yeux et de la mémoire… Alors que le cinéma, avec ses lourdes machineries, sa volonté de fascination, l’obligation qu’il nous fait de suivre son récit à son rythme, est aussi plein de distractions, et d’ailleurs, le mieux qu’on y peut faire, en général, est de s’y endormir, s’en distraire, honorant ainsi la salle obscure, et d’y faire un rêve plus beau que le film, ou bien de se laisser divaguer par une compagne intimidante qu’en plein jour nous n’eussions osé embrasser… J’espère que ce préambule n’offense point le cinéphile que vous êtes peut-être, et comme l’était au demeurant l’auteur même dont s’inspire ce film que nous venons de voir, Michel Déon, dont vous connaissez peut-être les ouvrages, et dont je crois pouvoir vous parler quelque peu, si quelque tâche urgente ne vous requiert pas. »

Les tâches urgentes étant si peu mon fort qu’il m’était impossible même de les feindre, l’otium étant inscrit sur ma face comme la compassion humaine sur celle d’un huissier, il m’était bien impossible de décliner l’offre d’une conversation à propos d’un auteur qui avait, par surcroît, écrit un livre dont le titre Je me suis beaucoup promené résumerait sans doute mon existence à l’heure dernière.

« On dit souvent, continua le sympathique personnage, que l’on aime sans raison, mais s’il s’agit d’un amour qui n’est pas seulement bêtifiant ou funeste, n’est-ce pas qu’on peine à dire la raison de notre amour surtout parce que toutes les bonnes raisons alors convergent en une seule, que nous peinons à dire, n’en discernant que le point d’impact qui nous aveugle ou nous assourdit à cela même que nous devrions aimer ? Je ne crois guère à l’indicible. Vaut-t-il d’être dit si nous ne pouvons le dire ? N’est-il point la part laissée à la plus mauvaise paresse ? L’otium réclame une énergie intacte et éclatante. Les bourreaux de travail sont des énervés, littéralement des hommes sans nerfs, ils travaillent car ils sont sans nerfs, débilités, faits comme des rats de laboratoire…  Aussi bien si vous me demandez pourquoi j’ai aimé les livres de Michel Déon, je m’en vais vous le dire sans barguigner, et vous le dire avec des raisons, non des ratiocinations, des raisonnements, mais des raisons comme on dit des raisons d’être, comme on songe à ce que disait, il y trois siècles environ, cette belle expression, l’entendement humain, et qu’on ne peut comprendre vraiment sans éveiller en soi quelque lignage spirituel grec ou français. »

416BPVKBJYL._SX210_.jpg« Oui, les Pages grecques, les Pages françaises… Il me semble qu’il n’est rien de plus universel que d’appartenir, et ces seuls mots, « françaises », « grecques », s’accordent parfaitement à cette beauté lissée, miroitante, qui nous environne à ces coloris enlevés, ravivés par l’eau, aux pavés soudains plus sombres et rutilants, à cette pluie claire et drue, à ce frémissement de fin d’été, où la nostalgie des belles heures revient comme un ressac, comme une houle homérique, comme un étincellement d’esprit… »

Je n’allais pas beaucoup plus loin dans mon exégèse, avouant joyeusement mon ignorance à cet amateur plus éclairé que moi, et bien décidé, par surcroît, à jouir de ce plaisir, plus fréquent que l’outrecuidance humaine habituelle n’aime à le concevoir, à apprendre quelque chose de précieux, d’amusant ou de rare d’un de mes semblables. Si l’idée m’est rarement venue de me féliciter de quoique ce soit, mes actes n’ayant à mes yeux rien d’esbaudissant ni de franchement répréhensible (et le temps presse !) il m’est arrivé cependant maintes fois de me congratuler de cette heureuse disposition d’esprit qui me laisse écouter au lieu de m’épuiser à sans cesse vouloir en remontrer. J’en fis part, par le propos et l’exemple, à mon ami de la dernière pluie, dont je ne savais pas encore le nom,  pour qu’il fût à son aise de poursuivre, sans guère limites temporelles, ses libres propos, avec tout l’art digressif dont je le devinais capable. Je lui trouvais d’ailleurs, à le regarder autant qu’à l’écouter, quelque chose de si peu temporel, que placé comme il se trouvait, en contre-jour, devant un soleil certes voilé mais impérieux, il me semblait un peu fantomatique, mais que les fantômes parlent, rien ne plus heureusement naturel ! Au demeurant, il abondait dans le sens de mes propos, ce qui est toujours agréable, et nous donne le sentiment, non point d’être intelligent, mais de n’être pas indésirable.

«  On ne saurait, mieux que vous ne le faites à l’instant, définir la qualité propre du lecteur et de l’auteur de romans, et de Michel Déon en particulier. Si les intellectuels se ruent sur de fastidieux, et souvent presque illisibles, ouvrages de psychologie et de sociologie, au lieu de lire des romans aimables et profonds, sans doute est-ce qu’ils ne peuvent consentir à être les hôtes d’une pensée étrangère qui ne s’offre que pour elle-même et le plaisir de moments moins esseulés, sans accroître en rien ce pouvoir illusoire que nous croyons avoir sur les choses en les expliquant… Il n’est point de plus âpre xénophobe que celui qu’un roman importune comme du temps perdu dans sa recherche de la vérité.  Ce dont un autre homme que lui songe ou se souvient l’écarte de ce qu’il croit devoir savoir. Cette effrayante restriction mentale a fait les hommes de ce siècle, les spécialistes, les idéologues, les moralisateurs, et autres atrabilaires de l’impératif catégorique, hommes creux, comme dit le poète, ou hommes sans visages, qui préfèrent leurs abstractions à la simple dignité des êtres et des choses. Ils descendent, ces auto-proclamés humanistes, des universités françaises, hélas (comme les lémures des montagnes du Grand Forestier dont parle Ernst Jünger) et retournent dans leurs pays pleins de charmes et de senteurs pour massacrer, aux noms d’immortels principes, les trois quarts de leurs population… Mais je m’égare dans l’évidence, c’est le Pol-Pot aux roses, n’en disons pas plus, il n’y a aucun argument à leur opposer, ils sont parfaits, et, au contraire des personnages des romans, ils n’ont nul besoin de notre indulgence… On ne réfute point le sinistre, on lui échappe, et s’il est un écrivain qui eut le sens des échappées belles, c’est bien l’auteur dont je vous parle. Impossible d’en remontrer aux démonstrateurs, à moins de se faire, comme eux, monstrueux. Je puis maintenant me livrer à un aveu, je dois à Michel Déon de m’avoir laissé m’échapper… »

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Cette dernière phrase ayant été dite sur un ton sinon plus grave, du moins plus assourdi, et la pluie étant devenue clairsemée, des gouttes ici et là comme tombant de très-hauts arbres invisibles, je proposais que nous poursuivions notre conversation en marchant, en attendant de nous laisser séduire par un café ou une brasserie, favorablement située et sans musique d’ambiance, ni clones appareillés de portables à oreillettes, - cette pollution humaine et sonore qui donne aux plus équanimes des hommes de goût des instincts terroristes. A leurs branches les plus jeunes, des arbres oscillaient avec bonhomie au vent qui avait dispersé l’averse sans l’abolir. Nous croisions en quantité égale les parapluies fermés, nous donnant raison, et les parapluies ouverts comme des reproches maternels. La vie semblait bien vive dans ses effluves. Elle redoublait de sympathie pour nous, et nous étions quelque peu émus de lui appartenir.  L’après-midi, d’ordinaire plus pesante que ne le sont les matinées et les soirées, était réveillée par le hasard et notre bonne volonté, si l’on peut nommer hasard, cette rencontre, cette conversation. Je fis remarquer à mon compagnon de route que l’été était si peu oublié qu’il nous offrait encore, par intermittence, des donzelles courts vêtues, qui, cheveux mouillés, avaient l’air de sortir de la douche et dont les peaux blondes s’irisaient par éclats. Aux regards obliques, mais rieurs, qu’elles nous jetaient en passant, on devinait qu’elles devinaient nos pensées.

« Peu de personnages féminins, dans les romans, échappent à la caricature, à l’esprit de vengeance des romanciers qui en ont bavés, et qui ne désirent plus, ou au ridicule, lorsque les romanciers sont des romancières. Il fallut attendre la fin de la littérature romantique, pour que les femmes fussent honorées, en l’étant en toutes lettres, puis encore, en les tenant plus ou moins pour des créatures humaines, et parfois trop, mais délicieuses, et dont on ne peut se lasser, si toutefois, contrairement à ce qu’elles croient, on peut s’en passer ! (Je laissais résonner un moment la phrase, comme après l’avoir entendu sans y prêter attention, on recompte le son des cloches disant l’heure.)

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Dans les romans de Michel Déon, continua mon compagnon, les femmes sont merveilleusement dissemblables, il en est de cyniques, de folles, de généreuses, d’habiles, de farouches, de légères, de gracieuses, de vaines, de profondes, de méchantes, de perverses et d’innocentes (parfois les mêmes). Leur beauté les emporte et l’âge ne les détruit pas toujours. Le lecteur remercie à chaque page l’auteur de ne pas nous parler de la Femme, ou des Hommes, avec des majuscules, de fuir les généralités, de n’avoir pas l’outrecuidance de juger, ou de le faire avec indulgence et bonté. C’est un art qui s’est perdu. De nos jours, il semble que les femmes et les hommes écrivent surtout pour se plaindre et en appeler à des cours internationales pour qu’il soit jugé des torts réels ou imaginaires qu’ils ressassent. On est tenté, parfois, de voler dans ces plumes vengeresses : elles nous fatiguent, elles offensent le don dont elles héritent et qui mérite mieux, car en son secret gît le secret de nommer, admirable aventure ; et les sensations même qui affleurent en nous, dans ce beau voyage qui va de la profondeur vers la surface, comme le savait Condillac, tiennent étroitement, amoureusement, aux mots qui les disent. N’est-ce pas assez de cette puissance, de cet honneur ? L’ingénuité  heureuse est la plus profonde sagesse. Si l’on croit tant que les mots nous mentent, et qu’ils sont sans pouvoir, pourquoi, au lieu d’écrire, ne pas vendre des aspirateurs ? Voici donc, dans les romans de Michel Déon, des personnages, des paysages, des époques, toute l’illusion romanesque si l’on veut, mais comment prouver que cette illusion est moins illusion, ou cette réalité moins réelle que celle qui nous entoure aujourd’hui ? Voyez par exemple, le nom de cette rue, qui file à votre droite vers un jardin de marronniers, j’étais persuadé depuis toujours qu’elle portait un autre nom que celui que nous pouvons lire, vous et moi à cet instant : la rue André Fraigneau… Il nous reste à marcher entre les gouttes jusqu’à la place Valery Larbaud, où nous seront sûr de nous retrouver après nous être quittés, - ce qui est si rarement le cas, nous l’oublions trop… Les êtres humains, se plaisent, se parlent, se quittent avec une indifférence qui me semble souvent abominable, sans être jamais effleurés par le sentiment, je ne dis pas la crainte (car la crainte n’éloigne pas le danger comme disaient les romains) qu’ils pourraient fort bien ne se revoir jamais, et que les derniers mots entendus, un banal au-revoir, une plaisanterie à la venvole, puisse être les derniers. Bien sûr ceux qui n’imaginent pas, ne peuvent pas être romanciers, et moins encore des romanciers qui suscitent l’amitié de leurs lecteurs. Cette petite merveille qu’est un roman nous donne la chance inouïe de retrouver, après quelques décennies un personnage aimé, alors que l’ami qui nous offrit le roman est mort mais revit, dans le roman qu’il nous a offert et qui nous redit de pages en pages le nom de celui qui en fut, pour nous, le passeur… Il y a des spécialistes pour classer des romans, en nouveaux, anciens, expérimentaux, classiques, d’autres pour dépouiller leurs « procédés narratifs » leurs « focalisations internes ou externes ». Ces brave gens s’évertuent à expliquer l’art romanesque un peu comme un musicologue maniaque s’évertuerait à expliquer Couperin en démontant le clavecin. A chacun ses lubies. Mais au fond, je crois qu’il n’est que deux sortes de romans, ceux qui offrent l’hospitalité au lecteur et ceux qui la lui refusent. Michel Déon appartient incontestablement aux hôtes bienveillants, et qui savent recevoir, et qui savent être reçus. Et l’art en la matière est aussi de deviner quant il faut lever l’ancre et laisser partir… Et là, je crois le moment bien venu de me présenter, ce que j’eusse fait déjà si je n’avais tant été charmé par la qualité de votre attention à mes propos peut-être un peu décousus… »

Et de me tendre une main, sèche et vigoureuse : « Monsieur, je me nomme Stanislas Beren ! »

imagesmdds.jpgUne éclaircie soudaine m’enivra. J’étais encore dans le charme de la conversation, dans les remuements météorologiques qui s’accordaient si bien avec cet échange, que je tardais à reconnaître la raison de mon saisissement, l’attribuant tout d’abord à une cause qui lui était étrangère. Mais ce n’était pas le monde qui tournait imperceptiblement dans le jour, ce n’était pas cette atmosphère qui me faisait penser au début des Voyages dans les Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac, ce n’était pas d’être au cœur d’une après-midi magnifiquement sauvée de la banalité, ce n’était pas même une de ces sensations de « déjà vécu », que les scientifiques expliquent par un micro-sommeil, et nomment paramnésie, c’était le nom, tout simplement, qui me revenait, Stanislas Beren, le nom du personnage  d’un des plus beaux romans de Michel Déon, Le déjeuner de soleil.  Le plus étrange fut sans doute que pas une seconde  je ne doutais que mon ami de la dernière pluie se nommait effectivement Stanislas Beren. La ressemblance frappante avec le personnage décrit par Michel Déon  et jusqu’à son inquiétude visible de n’être pas cru, avaient ôté de mon esprit l’hypothèse vulgaire d’une blague ou celle, désobligeante, d’un cas de démence qui eût été manifestement en contradiction avec les propos qui m’avait été tenus jusqu’alors d’une voix si ferme et si doucement ironique.

Eh quoi ! Si Stanislas Beren se présentait sous le nom de Stanislas Beren, pourquoi en douter ? Par un phénomène que des esprits plus obséquieux à l’égard du sens commun jugeront peut-être un peu étrange, de savoir le nom de mon interlocuteur me rassura : tout était dans l’ordre. Notre aimable divagation pouvait reprendre son cours. Peu importait que ce fût le livre de Michel Déon qui eût, comme le suggérait Stanislas Beren, laissé s’échapper son personnage, ou que, fausse-vraie fiction, Le Déjeuner de Soleil eût été exactement pour ce qu’il se donnait : le récit, par ses œuvres, de la vie d’un romancier ayant vraiment existé… Et qui eût été sauvegardé, par « une jeunesse sans enfance antérieure et sans vieillesse possible », comme les dieux dont parle André Fraigneau, par le génie du romancier…  Peu m’importais, j’étais tout à la joie de savoir qu’il ne m’était pas interdit d’entrer de la façon la plus rare et imprévue, dans le secret d’un roman, dans la genèse d’une pensée.

Prolongeant mes pensées comme s’il venait de les lire, Stanislas Beren repris la parole, après avoir attendu poliment  que je reprenne mes esprits :

unnamedmd1s.jpg«  Oui, des romans nous sommes les hôtes, ils nous reçoivent, nous les recevons. Ils nous quittent, et nous les quittons, mais une puissante gratitude nous tient en leurs entours. Quelque chose d’eux est venu rafraîchir notre front comme cette pluie d’été alors même que nous n’y pensions plus. A les lire, sur une terrasse de café, au bord de la mer, ou dans une chambre bien close sur la nuit qui s’est elle-même refermée sur la ville, comme protégés par de grandes ailes, nous avons laissé entrer en nous ce qui ne nous appartenait pas, mais qui nous révèle. La vie quotidienne (comme les mauvais romans à laquelle la vie médiocre se conforme) est bousculée entre l’anecdote et l’abstraction, qui sont l’une et l’autre tristes comme des écorces mortes. Les beaux romans, dignes d’être lus et vécus, redéploient la gradation, entre ce qui nous heurte et ce qui s’évanouit entre nos mains. Entre l’insaisissable et le saisissable, voici les promenades, le noctambulisme, l’élégance des fils de roi, les amours, les îles : tout ce dont nous parle Michel Déon, avec cette vertu platonicienne majeure du romancier : le double regard. Ce qui va s’accomplir est déjà accompli, mais, en même temps, il ne l’est pas, il reste en suspens dans la phrase émue. C’est encore cet autre personnage, d’Un souvenir, qui se voit ne sachant pas encore ce qu’il sait déjà d’un amour : sa beauté perdue.  Sa savante sagesse est de retrouver et de comprendre la sagesse de sa naïveté…  Loin de moi l’idée d’en dire du mal, tant j’aime ses dentelles blondes et son génie,  mais reconnaissons que Céline nous a légué quelques uns, mais comme on jette des os à des chiens,  des lieux communs assez opaques de notre époque, du genre «  la petite musique » et « l’émotion »… Les midinettes et les chanteurs de variété n’en peuvent plus ! Mais à tant se représenter elle-même comme émotion, l’émotion finit frigide, si elle fut jamais autre chose. Piètre émotion qui doit s’exacerber sans cesse dans sa propre représentation, qui doit s’autoproclamer, dans une sorte d’impudeur pathétique et dictatoriale ! Sous son règne nous vivons, nous laissons passer les vociférations, le vacarme, les larmoyades futiles, les « toujours » et les « jamais » profanés, le néant dévorant, nous laissons place aux barbares dont le propre est de tout prendre au sérieux comme disait La Bruyère, car nous sommes seuls, nous renonçons, nous cédons du terrain… Mais nous apprenons, à lire les romans de Michel Déon, et comme le disait Valery Larbaud, à ne pas « rebuter ce qui est donné ».  Et ce qui nous est donné, outre la vie magnifique, c’est, comme l’écrit Michel Déon « ce quelque chose d’éperdu et de confiant qui crie toujours au bonheur ».  Etre insulaire, ce n’est pas fuir le monde et le temps, c’est entrer dans leurs cœurs : «  D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique. »

Sans doute faut-il savoir qu’à chaque seconde nous pouvons quitter ce qui nous est donné pour en mesurer la splendeur. Ce qui existe a bien du mérite, si l’on songe à l’impiété humaine, à la faveur extravagante en laquelle la plupart d’entre nous tenons ce qui n’existe pas et qui nous donne le beau prétexte pour médire de ce qui est, du proche comme du lointain, qui apparaît à nos yeux, ou comme un souffle sur nos paupières fermées. A quel mépris s’exposent les moindres apparences de la vie, humble et belle, et grandiose, et infinie ! Comme elle est assidue à nous servir cependant, diverse dans ses attraits, si fière et soumise, alors que nous passons sans rien voir. Naguère, en se quittant, les hommes se disait « Adieu » ou encore « A la Grâce de Dieu » ; et ce n’étaient pas par superstition, ni d’être tant dévots, mais pour simplement faire honneur à la beauté et à la fugacité de la rencontre. Ecoutant Stanislas Beren, je mesurais l’honneur en lequel cette fin d’après-midi me tenait, la « chance », si l’on veut, avec son « plus secret conseil ».

unnamedHerneMD.jpg«  Un romancier donne à ses personnages, à ses situations, un relief que la vie inventée par le barbare moderne méconnaît : le relief de ce qui aurait pu ne pas exister, l’escarpement sur le néant, le bonheur inespéré de ce qui n’a pas été englouti. Ainsi les îles, les romans, en ces âges noirs, que l’horizon révèle, fragments d’Atlantis, instants qui se tiennent dans l’immensité des eaux… Je me permets de vous citer mon romancier: Rien n’est tout a fait inventé, rien n’est tout à fait vrai, et il n’est pas nécessaire d’aller dans les îles pour rencontrer des forces occultes , mais sans doute du fait que les îles sont pour la plupart des survivances de continents disparus ou effondrés à l’époque de la grande mutation glaciaire qui éleva de deux cents mètres le niveau des mers du globe, ces forces occultes ont acquis dans l’esprit des insulaires une puissance qui tient à la tradition, vérités immémoriales transmises comme un dernier souffle de générations en générations, adoptées par de nouveaux immigrants qui les recueillaient de ceux qu’ils chassaient, massacraient ou, au contraire, auxquels ils se mêlaient comme ce fut le cas des Doriens avec les Achéens. Le « je me souviens » du romancier repose mieux que dans le présent, dans la présence même, qui est de deux cent mètres plus haute que l’oubli, cette juste hauteur à laquelle le romancier doit poser ses phrases pour qu’elles disent une réalité où rien n’est vrai ni inventé parce que tout est réel. Le temps nous élève ; de notre mémoire, il fait une île dorique, de nos romans, des preuves d’amour si grandes qu’elles survivent à la trahison qui est le propre de tous les serments d’amour… Et qui nous dit que les îles ne sont pas plus belles que ne l’eût été Atlantis sauvegardée ? Non certes que les romans embellissent la vie, mais du peu qu’ils témoignent demeure,  insulaire et plus vaste, la mémoire, et nous pouvons tournoyer de joie sans quitter l’horizon des yeux, c’est-à-dire sans oublier notre limite, et voyant mieux que nous ne le faisons chaque jour dans nos tristes travaux… Comprenez-vous, je suis la créature de ces mots qui sont plus légers que les choses, mais les innervent en profondeur, et nous donnent le sens du voyage « de la profondeur vers la surface » comme disait Montherlant. Rien n’est plus effrayant que ces gens qui se déclarent profonds, que gardent-ils donc dans leurs profondeurs ? Quels remugles ? Par bonheur, les romans de mon romancier sont peuplés de personnages que les puritains diraient superficiels, comme le sont les îles, tout offertes à la beauté du temps, du soleil d’Irlande ou de la pluie grecque, offertes pour nous qui pouvons y entrer et en sortir, à la chance des flots, par la grâce de ces constructions délicates et savantes, ces voiles, où les temps s’entretissent avec une virtuosité qui relève moins du « travail du texte » ( formule hideuse jadis en usage chez les universitaires) que d’une virtu, au sens italien, autrement dit une sorte de virilité spirituelle, homérique, une façon pleine d’esprit d’être humain… Je parlais d’une certaine préférence pour ce qui existe… Si les romans de Michel Déon ignorent souverainement le temps linéaire, c’est tout simplement que le temps linéaire n’existe pas, ni dans la pensée de celui qui se souvient ou qui invente, ni dans la réalité elle-même. Nous ne croyons en cette illusion restreinte que pour autant que nous y voudrait faire croire une société qui nous oblige à pointer, et donne à notre destin le sens d’un plan de retraite. Mais voyez cette heure que nous venons de passer au sortir de la salle obscure, il semblerait qu’elle eût cheminé à rebours de la direction ordinairement impartie, voici que le temps est plus clair, comme inversé, les nuages se sont éloignés, comme en accéléré, vers d’autres quartiers de Paris, et n’avez-vous pas l’impression d’être né, il y a une heure à peine ? Tout ce qui nous entoure ne vous semble-t-il pas extraordinairement neuf et rutilant ? »

Cette dernière phrase de Stanislas Beren me toucha d’une façon exquise, si l’on redonne à ce mot, en même temps la gourmandise et la pointe aiguë, douloureuse, d’une sensation qui nous fait douter d’être là en même temps qu’elle hausse nos sensations à plus d’intensité. Il me parut toucher un aspect essentiel de la nature humaine : cette incertitude, cette façon d’être là et ailleurs, cette ubiquité qui nous laisse pour une part, nostalgique si l’on veut, dans un autre monde, comme dans une lumière tombée à travers les persiennes… Un autre monde non point séparé, mais éclairant celui-ci, le fleurissant, et nous délivrant par vagues, par successives luminosités, de cette obscurité qui nous ferme aux êtres et aux choses.

41C1DCF5YTL._SX210_.jpg«  Permettez-moi, repris Stanislas Beren, de vous citer encore une phrase de cet auteur auquel je dois beaucoup, si même, et je le dis sans rire, l’existence n’est pas tout ce que nous pouvons attendre du monde : Notre moi n’est pas cette entité orgueilleuse que la philosophie interroge en vain, mais le composé des êtres qui nous ont aimé et enrichis de leur amour. Ces temps enchevêtrés qui, au demeurant, ne posent aucune difficulté au lecteur qui s’y abandonne, que sont-ils sinon des enchevêtrements amoureux ? Ces palimpsestes, ces regards échangés, ce cosmos, ces forces de l’histoire et de la légende qui nous gouvernent, ces mythologies personnelles ou impersonnelles, que sont-elles, dans leurs temps respectifs, sinon une attention créatrice, une recréation ? L’élégance de l’écriture déonienne fait que nous pouvons avancer dans le jour suivant en ayant un peu oublié le jour précédent, le chapitre qui suit ne nous interroge pas, comme un pion, sur le chapitre précédent, il nous fait avancer dans la fraîcheur des jours glorifiés et des nuits aimées d’être si fragiles sur le fond de la tragédie. La perdition redoutée exhausse la douceur du duvet. Tout est perdu, et allons ! Le savoir est saveur, les romanciers, et surtout ceux qui jouent le jeu, nous aurons définitivement moins menti que les abstracteurs. Leurs personnages existent comme tout existe, qui n’est pas interchangeable, et se laisse à peine saisir : Quelle paix monte soudain ! Il faudrait étreindre ces choses-là et elles sont impalpables » 

L’été reprit son empire ; et déjà mon ami de la dernière pluie me faisait un signe de la main, un au-revoir à la Grâce de Dieu.

Luc-Olivier d’Algange

mardi, 19 janvier 2021

Céline et la soumission imbécile du Français

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Céline et la soumission imbécile du Français

par Nicolas Bonnal

On entend ici et là qu’on va réagir, qu’on est le pays des rebelles, des droits de l’homme, de la liberté, des tranchées et qu’on va voir ce qu’on va voir à propos du vaccin, du masque, du confinement.

Je répète : jouez aux rebelles quinze secondes, vous qui me jetez la pierre, dans le métro, à l’école, au boulot. Il n’y a pas 30% de mécontents ou d’insoumis dans ce pays, mais 1%. Et ça dépend des jours et du sujet.

Une amie m’a écrit hier :

« J’entendais hier un général de gendarmerie, étonné de la "docilité" des français (à propos du couvre-feu), qui disait qu'en réalité on n'aurait pas le choix. Carnet vaccinal obligatoire pour voyager ; pour se soigner et aller à l'hosto idem ; pour travailler encore, les administrations demanderont à leurs employés de se faire vacciner (et je doute que le privé soit en reste) ; bref ce que tu dis depuis des mois. »

C’est ce que je dis depuis des mois parce que c’est ce qui se passe depuis des siècles.

Tout pays de la liberté se croit plus libre au fur et à mesure qu’il s’enferme dans les réseaux inextricables des lois. Maistre rappelait en 1789 qu’on avait eu plus de lois en un an qu’en mille.

Quelques rappels céliniens alors. C’est ma monographie la plus lue - avec celle de Tolkien -  et elle est lue par des gens qui ont compris que Céline ne parle pas des juifs (sujet éculé tout de même) mais des Français :

« Il règne sur tout ce pays, au tréfonds de toute cette viande muselée, un sentiment de gentillesse sacrificielle, de soumission, aux pires boucheries, de fatalisme aux abattoirs, extraordinairement dégueulasse. Qui mijote, sème, propage, fricote, je vous le demande, magnifie, pontifie, virulise, sacremente cette saloperie suicidaire ? Ne cherchez pas ! Nos farceurs gueulards imposteurs Patriotes, notre racket nationaliste, nos chacals provocateurs, nos larrons maçons, internationalistes, salonneux, communistes, patriotes à tout vendre, tout mentir, tout provoquer, tout fourguer, transitaires en toutes viandes, maquereaux pour toutes catastrophes. Patriotes pour cimetières fructueux. Des vrais petits scorpions apocalyptiques qui ne reluisent qu’à nous faire crever, à nous fricoter toujours de nouveaux Déluges. »

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Céline a compris que le Français n’est pas une victime de Macron, Hollande ou Sarkozy, du comité des forges ou du mondialisme ou de Bruxelles : le Français est un enthousiaste. On le laisse cracher le morceau (à Céline) :

« Plus de Loges que jamais en coulisse, et plus actives que jamais. Tout ça plus décidé que jamais à ne jamais céder un pouce de ses Fermes, de ses Privilèges de traite des blancs par guerre et paix jusqu’au dernier soubresaut du dernier paumé d’indigène. Et les Français sont bien contents, parfaitement d’accord, enthousiastes. »

Cela c’était avant 39. Pour aujourd’hui aussi ces lignes résonnent furieusement (pensez à ces queues d’andouilles voulant être testées cet été…) :

« Une telle connerie dépasse l’homme. Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le Destin s’accomplit. »

Certains nous font le coup à la mode Maurras du grand recours, de la divine surprise (Trump…). On a vu la lâcheté incisive des femmes Le Pen. Céline savait ce qu’il en coûtait de se fier aux patriotes, aux nationalistes et autres, toujours les premiers à offrir leur poitrine aux démocraties, comme disait Bernanos. Et de rentrer dedans :

« Dans nos démocraties larbines, ça n’existe plus les chefs patriotes. En lieu et place c’est des effrontés imposteurs, tambourineurs prometteurs “d’avantages”, de petites et grandes jouissances, des maquereaux “d’avantages”. Ils hypnotisent la horde des “désirants”, aspirants effrénés, bulleux “d’avantages”. Pour l’adoption d’un parti, d’un programme, c’est comme pour le choix d’un article au moment des “réclames”, on se décide pour le magasin qui vous promet le plus “d’avantages”. Je connais moi des personnes, des véritables affranchis qui sont en même temps marxistes, croix-de-feu, francs-maçons, syndiqués très unitaires et puis malgré tout, quand même, encore partisans du curé, qui font communier leurs enfants. C’est des camarades raisonnables, pas des fous, qui veulent perdre dans aucun tableau, qui se défendent à la martingale, des Idéologues de Loterie, très spécifiquement français. Quand ça devient des racailles pareilles y a plus besoin de se gêner. »

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Cela s’applique aussi au Bayrou, catho, bourgeois, six enfants, qui nous prépare le passeport vaccinal et la grande confiscation dans un bâillement/acquiescement général.

Céline remet notre occident démocrate – qui retombe dans son terrorisme/bolchévisme initial, ici ou en Amérique - à sa place :

« La conjuration mondiale seule véritable réussite de notre civilisation. Nous n’avons plus de patriotes. C’est un regret de bétail, on en a presque jamais eu de patriotes. On nous a jamais laissé le temps. D’une trahison dans une autre, on a jamais eu le temps de souffler… D’une guerre dans une autre… »

Après on est vendus aux étrangers mais c’est depuis des siècles (pensez à Concini dans le Capitan…) :

« On nous a toujours trafiqués, vendus comme des porcs, comme des chiens, à quelque pouvoir hostile pour les besoins d’une politique absolument étrangère, toujours désastreuse. Nos maîtres ont toujours été, à part très rares exceptions, à la merci des étrangers. Jamais vraiment des chefs nationaux, toujours plus ou moins maçons, jésuites, papistes, juifs… »

Parti de l’ordre, parti catholique, parti social-démocrate, parti européen, parti pro-américain, parti prosoviétique, on n’en finirait pas…Comme on sait dans le dernier pamphlet Céline a compris que le problème français est insoluble, plus fort que prévu, et que « bouffer du juif ne suffit plus » ! Il était temps Ferdinand !

Qui a envie de bouffer du Zemmour, du Toubiana, du Kunstler, du Greenwald ? En pourcentage il y a plus de juifs que de goys antisystèmes. 10% dans un cas, un pour dix mille dans l’autre.

Un autre antisémite qui a enfin compris les Français c’est Drumont. Et dans son Testament, très supérieur à la France juive, il écrivait le vieil Edouard :

« Quand les conquérants germains et francs qui, unis aux purs Gaulois et aux Celtes, constituèrent véritablement la France eurent perdu leur vigueur, l'élément gallo-romain l'emporta, la race latine reprit le dessus; or, cette race est faite pour la tyrannie, puisqu'elle n'a aucun ressort de conscience ; elle adore une idole imbécile, une idole de marbre ou de plâtre qu'on appelle la Loi, et au nom de cette Loi, elle subit tout. »

Ensuite Drumont l’explique cette ludique loi gallo-romaine :

« La Loi, c'est le licteur qui vient de la part de César annoncer au citoyen romain qu'il est condamné à mourir, mais qu'on lui laisse le choix du supplice ; c'est le gendarme de la Révolution qui vient parfois tout seul arrêter cinq ou six personnes et qui les conduit au Luxembourg ou à la Conciergerie, où un autre gendarme vient les chercher pour les conduire à la guillotine. Jamais il n'est entré dans la cervelle de ceux qu'on arrêtait ainsi, l'idée de commencer par tuer le gendarme. C'est là un spectacle extraordinaire et il n'y a jamais qu'en France qu'un gouvernement ait pu s'appeler, comme par une désignation constitutionnelle: la Terreur. »

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Revenons à Céline et à la docilité du colonel de gendarmerie cité plus haut :

 « Les Français subiront leur sort, ils seront mis, un jour, à la sauce vinasse... Ils le sont déjà. Pas d'erreur!... Le conquérant doit être sûr de ses esclaves en tous lieux, toujours en mains, sordidement soumis, il doit être certain de pouvoir les lancer, au jour choisi, parfaitement hébétés... dociles... jusqu' aux os... gâteux de servitude, dans les plus ronflants, rugissants fours à viande... sans que jamais ils regimbent, sans qu'un seul poil de ce troupeau ne se dresse d'hésitation, sans qu'il s'échappe de cette horde le plus furtif soupçon de plainte... »

C’est lui qui qualifie nos monuments aux morts de lourds dolmens de la docilité…

Source:

Nicolas Bonnal – Céline, le pacifiste enragé

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lundi, 18 janvier 2021

Hommage à Joseph Joubert

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Hommage à Joseph Joubert

par Luc-Olivier d'Algange 

D’emblée, à lire les Cahiers de Joseph Joubert, nous sommes saisis par un sentiment de légèreté, d’enfance, un « je ne sais quoi », un « presque rien » (selon la formule de Fénelon) qui évoque le matin profond des dialogues platoniciens, - ce moment qui précède leur exécution maïeutique ou didactique. La pensée de Joseph Joubert fréquente l’amont. Elle scintille au vif de l’instant qui la voit naître et l’auteur ne s’y attarde pas. A trop s’attarder sur elles-mêmes, les pensées les plus justes, les plus heureuses, deviennent fallacieuses et mauvaises.

S’il est des penseurs de l’après-midi ou du soir, ou de la nuit, Joseph Joubert est le penseur du matin, du jour qui point, de la fine pointe. D’où la vertu éveillante et roborative de ces fragments, - cette façon d’aviver l’intelligence, de la cueillir, de la précipiter, comme on le dirait dans le vocabulaire de la chimie, non sans lui donner parfois, et comme par inadvertance, une portée prophétique ou générale : «  Les idées exagérées de compassion, d’humanité conduisent à la cruauté. Chercher comment. » Esprit chrétien, classique et platonicien, Joseph Joubert répugne à l’exagération, mais son goût de la mesure loin d’être seulement un accord de la morale et de la raison se fonde sur une intuition métaphysique. Pour Joseph Joubert, il n’est d’équilibre, d’harmonie et d’ordre que légers. L’ordre n’échappe à sa caricature que par des affinités particulières avec l’âme, la germination, la composition musicale : «  L’ordre aperçu dans le mouvement : la danse, la démarche, les évolutions militaires ». L’exagération de la compassion, comme toute exagération, substitue à l’âme la volonté qui est négation de l’âme. La volonté outrecuide et grince ;  sa dissonance est d’outrepasser les prérogatives humaines en passant à côté des bonnes actions qui naissent directement de la bonté et du cœur.

unnamedJJcarnets.jpgOn se souvient de la phrase de La Rochefoucauld : «  Cet homme n’a pas assez d’étoffe pour être bon ».  C’est que la bonté est un art, une force, un don, une  résolution peut-être, mais nullement une volonté. Elle nous est donnée par la Providence et nous devons la servir. Répondant aux circonstances qui la sollicitent en nous, elle ne peut exagérer ; elle est juste ou elle n’est pas. La vérité et le bonheur ne se détiennent pas, ils n’obéissent pas à notre volonté : « Nous sommes nés pour les chercher toujours, mais pour ne les trouver qu’en Dieu ». La belle et heureuse fidélité n’est pas crispée sur son dû. Elle est consentement à ce qui, en nous, est plus profond ou plus haut que nous-mêmes et non pas volonté de faire de nous-mêmes autre chose que ce que nous sommes dans nos plaisirs et vraisemblances. De la vraisemblance à la vérité, le chemin, qui n’est point une marche forcée, ne saurait être que providentiel.

Ainsi, « le siècle a cru faire des progrès en allant dans des précipices ». La suspension de jugement est bien souvent plus spirituelle que la certitude dont la volonté s’empare pour la faire servir à ses exagérations et ses aveuglements. L’humanité véritable s’exerce non dans le système, dans l’abstraction, dans la volonté, mais dans le regard échangé, dans l’attention et le recueillement : « Porter en soi et avec soi cette attention et cette indulgence qui fait fleurir les pensées d’autrui. »

Joseph Joubert distingue l’incrédulité de l’impiété, l’une n’étant qu’une « manière d’être de l’esprit », presque égale à la crédulité, alors que l’autre est « un véritable vice du cœur » : « Il entre dans ce sentiment de l’horreur pour ce qui est divin, du dédain pour les hommes et du mépris pour l’aimable simplicité. ». L’incrédulité est une vue partielle, alors que l’impiété est une volonté. «  La piété nous rattache à ce qu’il y a de plus puissant et de plus faible ». Printanière, la pensée de Joseph Joubert l’est aussi par cette déférence à l’égard de la fragilité, par ce sens tragique du caractère irremplaçable de tout ce qui est, par la soumission à l’impératif divin qui fonde en son unificence chaque chose qui existe, et dont l’existence est, par voie de conséquence, à nulle autre semblable. La beauté du principe resplendit en chacun : « L’Un est tout ce qui n’est pas lui ».

61-E3NglvBL.jpgLa pensée de Joseph Joubert opère ainsi par élans, par des brusqueries bienvenues qui devancent le préjugé et nous donnent une chance, deux siècles plus tard, de nous poser les bonnes questions. «  Scintillation, lumière par élancement » écrit Joseph Joubert, nous donnant la clef de sa méthode : «  La musique a sept lettres, l’écriture a vingt-cinq notes. » Cette attention musicale sera singulièrement favorable à l’intelligence prospective. « Connaître la musique », l’expression vaut aussi pour les désastres de l’Histoire, les ruses des idéologues, les moroses confusions de l’Opinion dont les ritournelles ne sont pas si nombreuses.  L’ « Empire du Bien », comme disait Philippe Muray, nous y sommes, et l’enfer moderne pave la planète de ses indiscutables bonnes intentions au nom d’une humanité qui n’est plus la douceur mais une abstraction vengeresse, une farouche volonté de contrôle et d’uniformisation, moins imputable à tel ou tel système qu’à l’esprit du temps lui-même qui est au ressentiment, à la conjuration puritaine contre toute forme de sérénité ardente et de profonde intelligence du cœur : «  L’envie est un vice qui ne connaît que des peines ».

La cruauté moderne est de nous arracher exactement le « bonheur » qu’elle nous promet: « Chercher comment. » L’injonction joubertienne a ceci d’imparable et de nécessaire que faute de comprendre le processus qui nous asservit nous ne pouvons-nous en libérer. L’œuvre de Joubert est une invitation à perfectionner l’art de poser des questions imprévues au programme des idéologies, par exemple : « La démocratie et l’esclavage inséparables ». D’aucuns se contenteront de reléguer l’aperçu au rang des paradoxes ou des mauvaises pensées. Mais aussitôt consentons-nous à y chercher une question, c’est une grande partie de notre passé qui s’en trouvé éclairé, autrement dit ces « totalitarismes » toujours fondés sur la décapitation des autorités légitimes, voués à la surveillance généralisée, la haine du secret, la « fusion » sociale obligatoire, qui éteignent peu à peu tous les feux de l’âme et de l’esprit.

Dans le règne des esclaves sans maîtres, qui s’accommode fort bien, au demeurant, de vertigineuses disparités de fortune, l’esclavage est universel. C’est un « meilleur des mondes » où, tout simplement, la liberté n’a plus cours et où toute pensée n’est jamais, comme le remarquait Ernst Jünger, que réponse à un questionnaire préétabli. Or lire Joseph Joubert, c’est s’initier, pas à pas, à trouver ses propres questions, à varier leurs angles, leurs aspects, à exercer librement son attention et la rendre digne de la solennité légère du langage et du monde, digne d’être à la ressemblance des hirondelles de mars qui passent dans un cri.

71iJJxGvmzL.jpgNulle trace, chez Joseph Joubert, de cette hubris (de laquelle, à des degrés divers tous les modernes sont atteints, y compris les modernes « antimodernes ») mais approche déférente de ce qui est et de ce qui passe, l’éphémère et l’éternel n’apparaissant pas comme des catégories radicalement séparées. Joubert écrit exactement ce qui lui passe par la tête. Il écrit non pas ce qu’il pense devoir écrire, ou ce qu’il faudrait écrire, moins encore ce qu’il conviendrait d’écrire mais ce qui lui apparaît, ce qui surgit, ce qui vole : «  Evocations d’idées. Evoquer ses idées. Attendre que les idées apparaissent. »

Joseph Joubert nous révèle que le centre de gravitation de sa pensée n’est pas le moi, ni le nous, mais, comme en dehors de l’individuel ou du collectif, un consentement à la vérité de l’être : «  Car l’erreur est ce qui n’est pas ». La vérité, si elle vaut comme réalité métaphysique et universelle, ne saurait être circonscrite par l’entendement humain. Joseph Joubert distingue « les pensées qui naissent de l’entendement » et « les pensées qui y viennent et s’y forment seulement ». Distinction capitale qui ouvre la perspective à l’intuition d’un suprasensible concret, à des idées dont l’entendement humain serait l’instrument de perception. «  Ainsi l’esprit est presque à l’âme ce que la matière est à l’esprit ». Entre le sensible et l’intelligible, en bon platonicien, Joseph Joubert perçoit les états intermédiaires, comme entre la lumière et les couleurs : «  Imagination, cet œil. Objets qui se peignent dans sa prunelle ». »

Ce sentiment de liberté qui nous gagne à la lecture  de Joseph Joubert tient non seulement aux latitudes heureuses laissées à l’intuition mais encore à ce dégagement du moi, de la subjectivité, de la psychologie qui ne conçoivent les formes, les idées, les imaginations qu’issues du moi, le sien propre ou le moi d’autrui, sans jamais entrevoir, ne fût-ce qu’à titre d’hypothèse, qu’elles soient telles des lumières extérieures en provenance du monde, y compris du monde de l’âme ou du monde de l’esprit : «  Et comme la poésie est quelquefois plus philosophique même que la philosophie, la métaphysique est, par sa nature, plus poétique même que la poésie ».

Mieux qu’un traité systématique, didactique, fermé sur lui-même, singeant la perfection ou la totalité ( et l’on sait à quelles abominations conduisent ces singeries lorsqu’elles ajoutent une « praxis » à leur « théorie »), l’œuvre en sporades, en fulgurances, en étincellements de Joseph Joubert nous reporte au centre qui, « partout et nulle part » selon le mot de Pascal, se trouve toujours et en toute plénitude dans l’instant pour peu qu’à l’auteur fût dévoué le génie de s’en saisir : «  Poésie. Ce qui la fait. Claires pensées, paroles d’air, et lumineuses. »

Ce centre est non dans la subjectivité, où la critique subalterne, appareillée de « sciences humaines », cherche des preuves explicatives mais dans la hauteur et la profondeur dont l’entendement humain reçoit les figures et les symboles, autrement dit «  la lumière par élancements ». Cette luminologie poétique ouvre à une métaphysique du resplendissement et du miroitement : « Dieu, seul miroir où l’on puisse se connaître. Dans tous les autres on ne fait que se voir ». De reflets en reflets, nous comprenons qu’il faut « penser au-delà de ce que nous disons » et « voir au-delà de ce que nous pensons ». La poésie est mouvement vers la lumière, vers l’Intelligence, au sens platonicien : «  Dans le ciel personne ne sera poète car nous ne pourrons rien imaginer au-delà de ce que nous voyons. Nous ne serons qu’intelligents. »

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Platonicien, Joseph Joubert l’est par expérience de la pensée comme le furent, avant lui, Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole. Ce ne sont pas les catégories qui requièrent son intelligence mais les passages, les gradations, les notes et les couleurs, les nuances et les nuées, le chatoiement, le frémissement des feuillages, l’âme qui « se parle en paraboles » dans la rapidité des choses entrevues : «  Pour entendre Platon, et le supporter, il faudrait que les mots avec lesquels on les traduit eussent pour nous le sens équivoque qu’avaient les siens propres pour les lecteurs et les auditeurs de son temps ». Les mots pour Joseph Joubert n’ont pas d’identité fixe, ils oscillent dans la balance des analogies, selon les poids et les mesures de la phrase, selon un ordre qui dépasse l’entendement de celui qui le perçoit : « Il faut que les mots naissent des pensées et que les phrases naissent des mots. » C’est aimée des Muses, musicienne, que la pensée se laisse ressaisir par la métaphysique et non par le jargon qui fixe arbitrairement le sens, perversion commune aux idéologues et aux spécialistes. La clarté et la légèreté ne sont pas hostiles à la profondeur et au mystère, bien au contraire, ils en exaltent les vertus, les sauvent de l’informe et du difforme et redonnent à nos trouvailles l’enfantine vérité des commencements : «  Il faut adorer et prier selon les coutumes de son enfance. Dieu le veut, et aussi la nécessité. »

Joseph Joubert n’a nul besoin d’être antimoderne pour ne pas être moderne, et, plus encore, pour être déjà au-delà de la modernité, pour faire du monde moderne une chose obsolète, déjà dissipée et dont on peine à se souvenir. Sa pensée ne lutte plus avec ce qui nous entrave encore, elle s’en dégage, et comme dit Rimbaud, « vole selon », non sans donner, en une phrase, le portrait parfait et suffisant du siècle révolu où nous sommes nés, qu’il ne pouvait que deviner : «  Un cerveau sombre, un esprit lourd, une imagination glacée et une raison échauffée… »

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Le commentaire universitaire, qui ressasse Platon depuis quelques décennies, en croyant par surcroît le réfuter ou le « renverser », témoigne à sa façon de cette « imagination glacée » qui fige en simplifiant et ne renverse qu’une préalable caricature. Or, écrit Joseph Joubert, «  Le même trait qui est agréable lorsqu’il est fugitif devient hideux s’il reste fixe ». Peut-être conviendrait-il alors de se souvenir que les dialogues platoniciens, ces « jardins tournoyants », donnent une pensée en conversation et en promenade, et non un système dualiste qui opposerait le sensible et l’intelligible. L’objection ordinaire faite à Platon et aux néoplatoniciens tombe ainsi d’elle-même. Le système que l’on croit réfuter n’est que l’invention du contempteur ou du réfutateur : «  Il est des objections qui annoncent moins le défaut d’une exposition que les défauts de celui qui écoute. Elles ne viennent pas de l’obscurité de la matière mais de l’obscurité de l’esprit qui la considère, ou de sa lenteur, de sa précipitation ou de son inattention. »

Pour Joseph Joubert, le sensible et l’intelligible ne s’opposent pas mais se distinguent comme la lumière se distingue des couleurs : « La lumière entre dans les couleurs, qui néanmoins ne deviennent visibles que lorsqu’elles sont fixées, agglomérées par une matière propre à fournir cet effet ». D’où la préférence joubertienne pour l’élancement de la lumière, qui précède la fixation de la couleur, pour l’âme, qui est pur mouvement, pour l’intelligence d’où naissent les mots et la musique des phrases. Ce serait pure outrecuidance que de vouloir fixer l’éternité dont le temps est précisément, selon la formule de Platon « l’image mobile ».

La Tradition n’est pas immobilité mais traduction, interprétation infinie, scintillante rivière, elle ne peut être servie par des « cerveaux sombres » et des « esprits lourds ». Elle vient à nous par enchantement, par ce qui nous chante, par le suspens, dans l’apesanteur, qui est pure attente, claire attention : « Suspendue. Cette idée entre essentiellement dans toute idée d’enchantement. L’éclat y entre aussi. Et la légèreté, et le peu de durée. Ravissement est la suspension de l’âme ». La durée et la volonté sont des impiétés ; elles se substituent à l’éternité qui  nous apparaît par éclats et à l’âme qui se meut par elle-même. L’âme est involontaire. Il en va de même dans l’art : «  Il ne faut qu’un sujet à un ouvrage ordinaire. Mais pour un bel ouvrage, il faut un germe qui se développe de lui-même dans l’esprit comme une plante. »

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Si donc pour atteindre aux idées, la pensée doit se retirer dans l’intelligible, ce retrait n’est nécessaire que pour y emporter avec soi, en les transfigurant, les images sensibles, d’autant que « toute grande attention est toujours double et quand on regarde devant soi, on regarde au dedans de soi ».  Remonter de la couleur vers la lumière, ce ne sera pas nier les couleurs et moins encore les dévaloriser de façon puritaine mais œuvrer ( « comme les secousses d’une lumière qui cherche à se dégager ») à la recouvrance du principe : «  Expliquer les reflets, et à quel point les rayons du soleil les augmentent ». Point de séparation entre le sensible et l’intelligible, mais des gradations : «  Il faut une échelle à l’esprit. Une échelle et des échelons. »

La vérité n’est jamais acquise, ni détenue, mais approchée. Ce qui interdira donc de la planifier ou de l’administrer de façon indue. L’approche laisse un vague, mais ce vague n’est pas un vice mais une probité : «  Il y a des figurations vagues qui doivent demeurer telles. La précision y nuirait à la vérité, et, pour ainsi dire, à la justice ». Le jargon, qui échauffe la raison (au point de la rendre meurtrière) est une outrance de la précision, de même que les écrits excessivement subdivisés sont des logiques outrées. La pensée juste est plus exigeante : elle désire rendre justice à ce qui lui parvient : «  L’essentiel n’est pas qu’il y ait beaucoup de vérités dans un ouvrage mais qu’aucune vérité n’y soit blessée. » Nous n’avons de part à ces vérités que par reflet, de façon seconde, par notre disposition à les recevoir : «  Nos meilleurs jugements sont ceux qui se forment en nous malgré nous et sans que par nos soins, nous y ayons part pour ainsi dire. »

D’où la nécessité du silence et du retrait qui honorent la parole et la communion : «  C’est ici le désert. Dans ce silence tout me parle : et dans votre bruit tout se tait » Excellent alexipharmaque contre les poisons léthéens de notre temps, art de recouvrance du beau silence profané par nos temps vacarmeux, et qui font du vacarme une arme de destruction massive contre toute forme de méditation, l’œuvre de Joseph Joubert éveille en nous apprenant, par touches successives, à empreindre nos gestes et nos pensées de la beauté donnée. Il s’en faut d’infiniment peu que le monde ne soit paradisiaque, mais ce peu obnubile, tonitrue, s’impose. Sans cesse, pour ne pas en être possédé, il faut apprendre et réapprendre à se délier, reprendre souffle. Il n’est pas une occurrence du monde qui ne soit atteinte, marquée par le déni, par l’usure ou par cette formidable volonté de contrôle, guidée par la peur, qui semble être le mouvement majeur de notre temps, sa « vocation » oserait-on dire si l’on ne craignait de profaner le mot.  D’où encore la justesse de l’œuvre de Joseph Joubert dans sa forme même, insaisissable, diverse et mouvementée, sa parfaite actualité faisant de la pensée des actes, des sollicitations agissantes à l’intelligence du lecteur, aux antipodes de toute propagande. Point de train en marche qu’il faudrait prendre, point de locomotives, point de rails, mais bien plutôt une façon de descendre du train, d’aller dans le paysage, dans « le silence des champs », de retrouver le monde de la pensée accordé au monde (c’est-à-dire en constellation et non plus en ligne droite), un monde délivré de cette compulsion à démontrer à tout prix, de cette hybris discuteuse, de cet assommoir argumentatif qui nous interdit de le voir comme il est !

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Si donc de tous nos grands classiques, Joseph Joubert est l’un des moins fréquentés, sans doute est-ce qu’il ne trouve aucune prise à notre manie du résumé et à l’utilisation que nous en voudrions faire : il nous laisse émerveillés et désemparés aux rayonnements du jour et aux hirondelles de mars. Lorsqu’un penchant funeste nous porte à considérer toute pensée serve de l’idéologie, de la stratégie, voire de la cupidité ou du pouvoir, Joseph Joubert la reporte, si l’on peut dire, sur sa naturelle portée musicale d’où elle nous dit ce qui lui chante, infiniment humble et souveraine, puissante et fragile.

Si presque toutes les apparences du monde sont désormais profanées par le ricanement, la dérision, la « joie d’abaisser » comme disait Nietzsche, qu’en est-il de nos pensées, - et de celles, surtout, qui « se forment dans notre entendement », qui nous viennent d’ailleurs ou d’autre part ? Savons-nous encore les accueillir ? « L’œil de l’imagination » n’est-il pas aveuglé ? « Esprit humain. J’en cherche la nature ; d’autres en apprendront l’usage ». Aveu capital, immense dessein ! Ce n’est pas à l’usage de l’esprit humain que s’attache l’attention de Joseph Joubert mais bien à sa nature, à ce qu’il est, à la source même de nos paroles et de nos pensées, avant leur profanation utilitaire, avant leur réduction au plus petit dénominateur commun.

L’œuvre est celle du retour de l’âme (« L’Ame. Elle peut soulever le corps ») qui ré-enchante la pensée dans sa nature tout en nous désabusant de ses usages. Cependant la lucidité de Joseph Joubert n’est nullement désespérée car la nature de la pensée, à sa source, demeure impolluée de ses usages. Toujours vient le moment : «  Dieu reprend alors le gouvernement de ce monde perdu ». Dieu, principe lumineux, antérieur, en amont, au matin, son heure est de toutes les heures, étymologiquement, de toutes les prières. Son éloignement est à la mesure de nos mauvais usages. Mais le Ciel est invariable : «  Ciel, - le raisonnement en est banni, mais non l’éloquence ou la poésie. Au contraire, c’est là leur véritable séjour. Toutes les pensées y ont une éclatante beauté, parce qu’elles ont toutes pour objet les essences mêmes qui sont représentées dans tous les esprits avec une exactitude et une clarté parfaite. »

Luc-Olivier d’Algange

Une dystopie bien ambiguë

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Une dystopie bien ambiguë

par Georges FELTIN-TRACOL

La Française d’origine belge Diane Ducret se fait connaître du public en 2011 et 2012 avec la parution des deux volumes sur les Femmes de dictateur. Elle se tourne ensuite vers le roman et l’essai. Elle a depuis sorti huit autres titres. Son plus récent, La Dictatrice, est un récit dystopique fictif. Cet ouvrage présente d’indéniables ambiguïtés politiques qui laissent songeur le lecteur.

L’intrigue de La Dictatrice est simpliste. Diane Ducret ne se fatigue pas beaucoup en imaginant la trame de son récit. Née sous X à Strasbourg, l’héroïne, Aurore Henri, est adoptée par le couple Henri. Journaliste, cette femme aux cheveux châtains et aux yeux bleus couvre le conflit en Irak et anime un blogue irrévérencieux, L’observatrice sans filtre.

L’histoire débute à Munich, le 8 novembre 2023. Les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement des États-membres de l’Union européenne, en majorité eurosceptiques, discutent des modalités pratiques de sa dissolution. Aurore Henri manifeste à Marienplatz contre cette folle décision. Mécontente, elle prend une pierre, la lance et atteint le nouveau chancelier allemand. Arrêtée quelques semaines plus tard à Paris, elle est extradée, jugée à Munich, le 26 février 2024, et condamnée pour l’exemple à cinq ans de détention dans la prison de Landsberg.

Ces quelques éléments attirent de suite l’attention. D’autres dates et d’autres personnages n’entraînent aucune équivoque possible. Née un 20 avril 1989, Aurore Henri (AH) s’entoure de Hugo Humbert, d’Edward Golling ou de l’architecte génial Alberto Sperucci… La Dictatrice calque volontairement son intrigue sur la chronologie politique d’un célèbre dirigeant germanique des années trente et quarante du XXe siècle. Diane Ducret a-t-elle voulu prendre le contre-pied de la fameuse maxime de Karl Marx pour qui « la première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois comme farce » ? À la différence que la répétition se veut ici dramatique.

Comment canaliser le mécontentement populaire ?

Assumant son geste et montrant sa sincère compassion à tous, y compris ses détracteurs les plus virulents, Aurore Henri devient bientôt une vedette politique. Elle reçoit dans sa cellule un abondant courrier de femmes battues, de filles empêchées d’avorter, d’homosexuels et de lesbiennes persécutés. Elle entretient sa notoriété en mettant en ligne un commentaire hebdomadaire sur Twitter. La prisonnière la plus célèbre d’Europe s’attaque aux mouvements anti-avortement, aux groupes homophobes, au « nationalisme viril (p. 60) » ainsi qu’au « souverainisme membré (idem) ». Telle une nouvelle Lysistrata, elle demande aux femmes de faire la grève du sexe. Elle avait prévenu son auditoire. Au moment de son procès, n’avait-elle pas lancé au juge : « Je crois que les privations sont le germe des révolutions. Nous venons d’assister à une révolution. Mais nous avons oublié que les révolutions engendrent des années de terreur (p. 35) » ?

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Quand Aurore Henri retrouve la liberté en 2029, le continent européen subit de plein fouet la « Grande Dépression » économique, le « Grand Effondrement » civilisationnel, une féroce crise énergétique et des catastrophes climatiques alternant des épisodes de froid rigoureux et d’autres d’intenses sécheresses. Les États-nations font faillite. Le désordre s’installe partout. Vienne la sociale-démocrate se sépare de la très conservatrice Autriche. La Catalogne et l’Andalousie proclament leur indépendance. Les Européens crèvent de froid, faute de chauffage, et meurent de faim. En France, par exemple, « la politique de réduction des terres agricoles et l’industrialisation du territoire a affaibli l’indépendance alimentaire du pays (p. 78) ». La poly-crise mondiale n’empêche cependant pas que « les États-Unis, la Russie et la Chine se partageaient l’énergie et les richesses du monde. Le rêve européen s’était éteint (p. 118) ».

Inquiets de la tournure des événements, deux membres de l’hyper-classe mondialistes, la richissime Helen et le conseiller de l’ombre Nicolas, prennent sous leurs ailes Aurore Henri dès sa sortie de prison. Malgré ses réticences initiales, Aurore Henri accepte les conseils avisés de Nicolas. Ce dernier lui apprend que sa fraîcheur médiatique et ses années de détention représentent deux excellents atouts publics. L’ancienne prisonnière bénéficie aussi du soutien du « magnat tchèque de la presse (p. 171) », Artur Krotinsky qui « possède nombre des quotidiens, hebdomadaires et féminins les plus importants d’Europe (p. 82) ». Allusion limpide à Daniel Kretinsky, le propriétaire tchèque de Marianne (cf. Faits & Documents, n° 452, du 1er au 30 juin 2018). Pourquoi est-il visé et non pas Drahi, Bouygues ou Dassault ? Serait-ce une manifestation xénophobe ? Diane Ducret se vengerait-elle indirectement d’un quelconque refus ?

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Autre fait intrigant. Diane Ducret imagine que la crise de civilisation frappe durement la Grande-Bretagne post-Brexit si bien que ses banques « tentèrent d’abord de se maintenir à flot en ponctionnant les comptes de leurs clients. Les assurances vie, les actions, les portefeuilles sont vidés, avec pour obligation légale de laisser 10 000 livres disponibles par tête. Ceux qui en ont les moyens s’enfuient en direction des États-Unis, du Golfe ou de l’Asie, les autres voient partir en fumée le travail de toute une vie. Les maisons achetées à crédit sont saisies, si bien qu’à la fin de l’année, Londres compte cinq cent milles personnes sans foyer (p. 75) ». Plus que le corralito argentin et les récents exemples grec et chypriote de blocage des comptes courants, elle sous-entend le retour de l’emprisonnement pour dette qui appartient à la tradition judiciaire anglo-saxonne. L’importation de cette mesure sur le continent serait couplée à la nationalisation des domiciles. Les députés de la majorité macronienne n’ont-ils pas envisagé une taxe sur les propriétaires au motif ubuesque qu’ils ne paient pas de loyer ? Le bankstérisme cherche à domestiquer des populations de plus en plus rétives.

Mandragore et eunomie

Dans un contexte chaotique et conflictuel, Aurore Henri développe une vision féministe, matriarcale, écologiste et gynocratique. Contre les États nationaux-souverainistes, elle rappelle « aux peuples que de grandes valeurs, dépassant leur intérêt personnel, les unissent (p. 85) ». Elle soutient la renaissance de l’Europe, car « nous sommes une civilisation, nous sommes une famille. Nous ne sommes pas un marché, une économie dont on se débarrasse lorsqu’elle n’est plus avantageuse ! […] L’Europe nous a élevés, c’est notre foyer. […] Sitôt que nous ne serons plus une grande puissance […] d’autres s’approprieront nos ressources, puisqu’ils ne nous craindront plus. Nous allons devenir la cible des spéculateurs qui s’enrichiront sur nos dettes (pp. 13 – 14) ». Elle réclame par conséquent « la création d’une Nouvelle Europe, rempart contre la corruption, les affaires, la violence, l’avarice et le manque de valeurs. Une Nouvelle Europe maternelle, spirituelle et bienfaitrice ! (p. 165) » Ainsi partage-t-elle la juste colère de son conseiller spécial quand le pape refuse de les recevoir au Saint-Siège. « “ C’est bien le problème de notre continent, il est pris en otage par la gériatrie. Ils nous emportent avec eux dans la tombe, parce qu’ils n’ont plus la force de faire pousser la vitalité ”, enrage Nicolas (p. 133). »

Détentrice d’une formidable notoriété, Aurore Henri invite d’abord les Européens à assiéger les sièges du pouvoir. Elle somme ensuite les gouvernements nationaux d’organiser un référendum fondateur de la « Nouvelle Europe ». Dix-sept États sur les vingt-sept participent à ce scrutin, ouvert le 30 janvier 2033, qui se traduit par 70 % de oui.

Depuis le début de sa carrière politique et en faveur d’une crise polymorphe toujours plus grave, Aurore Henri anime une formation politique de dimension européenne, les « Phalanges sacrées ». Militant dévoué corps et âme, le « phalangiste » se doit de renier sa foi en public. Tous agissent en faveur du « Programme pour l’établissement d’une Nouvelle Europe ». Peu de temps auparavant, la future chancelière de la Nouvelle Europe a répondu à une journaliste que « ce n’est pas moi qui suis radicale, c’est le chaos de notre époque. Je ne suis qu’une voix qui tente d’ordonner le chaos (p. 203) ».

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Elle ne veut pas refaire les mêmes erreurs que ses prédécesseurs en matière de construction européenne. Attachée aux symboles, elle présente au peuple européen un nouvel étendard plus mobilisateur à ses yeux. « Voici le drapeau de notre Union. Il unifie dans la même couleur les disparités de nos peuples, le rouge du sang que nous avons versé pour nous retrouver. La plante en son centre nous rappelle ce que nous avions oublié. Nos racines communes, seules, feront fleurir la paix et l’unité (p. 211). » La plante en question est la mandragore. Pourquoi cette plante ? « La mandragore est le symbole du combat pour la singularité de notre culture. Elle est notre signe de ralliement dans la lutte contre les excluants en tant que destructeurs d’unité et d’égalité (p. 415) », s’enflamme Hugo Humbert.

Aurore Henri reprend à son compte la réflexion de Nicolas qu’elle tue peu après. Son conseiller évoque Sparte et la notion d’eunomie qui « signifie la bonne législation, l’ordre bien réglé, l’équité, le juste équilibre, l’harmonie (p. 163) ». Dans l’hémicycle vide et en ruine du Parlement européen à Bruxelles, elle lance au monde entier en direct : « Vivons dans une Europe qui, telle une cité grecque, respecterait l’humain, le vivant, et glorifierait son environnement ! Convergeons vers un même but, comme un arbre unit en un seul tronc toutes ses racines ! Nous sommes la déesse Europe ! (p. 165) » Elle fait édifier un somptueux palais, le Megala Mandragora, sur un pic rocheux des Météores en Thessalie grecque. Quelle en est l’explication ? « Les Météores, en équilibre entre ciel et terre, entre Orient et Occident, entre terre et mer, étaient la quintessence géographique de son projet politique (p. 400) », parfaite concrétisation géographique de la Nouvelle Europe eunomique. Ne propose-t-elle pas d’ailleurs établir « l’équilibre parfait entre les citoyens, dotés des mêmes droits, éduqués dès leur plus jeune âge par la poésie et la philosophie, tournés vers le bien commun (p. 163) » ?

Manifestation d’une idée grande-européenne

Certes, au début de son ascension politique, Aurore Henri défendait « une seule humanité, une seule Terre, une seule vie. Il faut oser repenser la transcendance, et privilégier comme valeurs maîtresses de nos sociétés celles qui nous unissent et donnent sens à nos vies. Le collectif et l’individuel ne feront alors plus qu’un, ils ne s’opposeront plus, puisque chacun, en se réalisant lui-même, réalisera les valeurs de tous (p. 86) ». Le poids des responsabilités l’oblige néanmoins à revoir se renouveler. Portée par l’eunomie, la Nouvelle Europe se veut idéocratique. « Tout comme la Nouvelle Europe, l’Union soviétique était le nom d’un pays conceptuel, d’une idée (p. 494). » Citant Nietzsche et Hegel, Aurore Henri rêve d’un État « régénéré. Un État total harmonieux constituant une unité organique, qui soumettrait la science et la religion, dans lequel la séparation des pouvoirs n’existerait pas. Un État qui subordonnerait le particulier à l’universel pour le bien de l’humanité. Un État qui, par la discipline qu’il imposerait, serait le chemin sur la liberté véritable des hommes (p. 345) ». Le nouvel État eunomique sort de l’OTAN, se désengage du FMI, annule ses dettes et nationalise les firmes transnationales. Quant à l’OMS, pour rester dans l’actualité sanitaire et vaccinale, son bras droit rugit : « L’OMS ? Une bande de dégénérés vendus aux laboratoires pharmaceutiques de l’Ancien Monde ! (p. 419) »

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Avec Aurore Henri, l’habitant du vieux continent se transforme en « fier Néo-Européen à part entière (p. 424) ». Désormais, « la Nouvelle Europe est un corps organique, libéré de ceux qui l’entravaient. Chaque pays est un organe nécessaire à sa survie, tous les organes œuvrant de concert (p. 285) ». Les seize points du Programme entrent dès lors en application. Le point 3 affirme ainsi que « seuls les citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être citoyen, il faudra adhérer aux valeurs de la Nouvelle Europe, et par ses actes, ses croyances ou ses intentions, ne pas chercher à la détruire ou à la déstabiliser. Les citoyens pourront être déchus de leurs droits civiques et être bannis s’ils ne respectent pas les valeurs de la Nouvelle Europe (p. 167) ». Le gouvernement néo-européen commence une politique ambitieuse de grands travaux en liaison avec le septième point : « La Nouvelle Europe ne financera plus ses politiques publiques par la taxation du travail, mais par la taxation des transactions financières et commerciales, et la mise en place de nouveaux mécanismes économiques libérant les citoyens du joug de la pression fiscale (p. 168). » Le pendant social de l’eunomie officielle sonne familièrement avec le cinquième point : « La Nouvelle Europe s’engage à procurer à tous ses citoyens des moyens d’existence sous la forme d’un revenu d’existence de base, donné à chaque citoyen afin de garantir sa survie et sa dignité (p. 168). » Une nouvelle forme de servage se réinstalle de cette façon tant l’allocation universelle de base – à ne pas confondre avec le revenu de citoyenneté – incite à la caporalisation des masses.

L’eunomie s’occupe de tout et de tous…

Diane Ducret a-t-elle lu L’Altermonde de Jean-Claude Albert-Weil ou certains textes du jeune Guillaume Faye qui théorisent un grand espace continental autarcique ? On peut s’interroger. « Les anciennes usines automobiles sont recyclées en usines propres fabriquant des voitures à air comprimé (p. 295) » d’un seul et unique modèle : la Henri. Mieux encore, « Les villes côtières sont alimentées par d’incroyables turbines sous-marines nourries par les courants marins. Leur fabrication, sur les chantiers du Havre à l’abandon, redonne vie à la région, et fierté aux habitants. […] Sur les pourtours de l’Atlantique, des centrales à énergie marémotrice sont bâties, captant l’énergie issue des mouvements de l’eau créés par les marées et l’effet conjugué des forces de gravitation de la Lune et du Soleil. La première, celle du Mont-Saint-Michel, est un symbole de la liaison entre patrimoine et futur eunomique. Des centrales captant l’énergie sismique sont creusées au pied des volcans. La première est inaugurée en Italie, sur les contreforts de l’Etna. Dans le sud de l’Espagne, les immenses plaines industrielles d’Andalousie sont recouvertes de panneaux solaires. En Allemagne ainsi qu’en Pologne sortent de terre des centrales géothermiques, afin d’en capter l’énergie qui est convertie en chaleur. Des barrages et moulins de taille considérable sont construits sur chaque fleuve et rivière, afin d’en potentialiser la force et de capter l’énergie hydraulique liée au déplacement de l’eau. Des dynamos eunomiques sont installées dans chaque foyer. Les citoyens sont invités à produire leur part d’énergie, afin de prouver leur implication dans le projet commun. Un fichier recense les foyers selon le ratio de leur production (p. 296) ». L’autosuffisance énergétique sans recourir au nucléaire ? Comme c’est bizarre…

Aurore Henri lance des équipes scientifiques à travers le monde entier à la recherche des vestiges primordiaux de la femme originelle et de la Déesse-Mère. Le régime eunomique exalte en effet la Terre-Mère, sacralise la femme et célèbre les menstruations. Cet hyper-féminisme qui ravirait l’exquise Alice Coffin et la délicieuse Caroline De Haas s’accompagne d’une misandrie légale. « La parole d’une femme est désormais comme une preuve indirecte et suffit à déclencher une enquête à charge, faisant sauter, pour l’homme incriminé, la présomption d’innocence. Sur simple dénonciation, les hommes reconnus coupables de viol ou de harcèlement sexuel sont soumis à la stérilisation chimique (p. 371). »

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Cette politique misandrique se décline aussi en mesures démographiques osées. La sexualité eunomique implique l’usage obligatoire de moyens contraceptifs masculins et féminins jusqu’à l’âge révolu de 20 ans. Il y a en outre un contrôle strict des naissances avec la limite de deux enfants par couple et un emploi de la PMA pour les femmes stériles. Quant à la cérémonie des « Fiancés de la mandragore », elle relève sciemment des pratiques eugéniques. « Chaque participant trouvera l’amour eunomique. […] Ces derniers s’engagent à confier l’éducation du premier-né de leur union à la chancelière, renonçant à leurs droits parentaux. Ils ne se montreront pas infidèles et ne pourront dissoudre leur lien qu’en motivant par écrit leur choix, le ministère examinant alors le bien-fondé de leur requête (p. 378) ». Pourquoi ? Parce que « un véritable mariage eunomique unit harmonieusement deux citoyens de Nouvelle Europe, lors d’une cérémonie néopaïenne officiée par des membres du parti (p. 368) ». Là encore apparaît l’exemple spartiate.

Contre une opposition souvent armée (Nowa Prawica en Pologne et Terra Lliure en Catalogne), le régime eunomique prend diverses lois répressives contre tous « ceux qui par leurs mots, par leurs pensées contestataires contradictoires avec les valeurs de l’Union, mettent en péril son grand projet (p. 415) ». Par ailleurs, il s’attaque au fléau de l’obésité. Et si les gros refusent leur cure d’amaigrissement ? « C’est bien tout le drame des malades, la plupart d’entre eux n’ont même pas conscience d’avoir besoin d’aide. Il est de votre devoir, lorsque vous tenez à quelqu’un, de tout faire pour le préserver, même contre sa volonté (p. 420) », tonne Hugo Humbert. Les chantres de la vaccination ne disent-ils pas la même chose ? Dans ces conditions, il va de soi que « l’opinion n’existe pas […], c’est un fantasme créé par la presse, faisant profit de la peur et du doute. Dans un pays où un dirigeant montre la voie avec assurance, le peuple est libéré de l’asservissement de l’opinion. Il n’a plus à penser, il n’a qu’à le suivre ! (p. 240) » Le nouveau réseau social néo-européen Newer remplace à juste titre Twitter, Facebook et Instagram. La liberté d’expression serait-elle finalement qu’une illusion vicieuse ? Pour sa part, Hugo Humbert, commandeur suprême des SS1 et ministre de l’Intérieur, a constitué en secret un immense fichier de toute la population. Il a « eu l’idée de placer des logiciels espions dans les messages envoyés aux membres s’abonnant aux pages Twitter et Instagram d’Aurore Henri. Collectant patiemment toutes les informations disponibles en ligne ainsi que sur leurs clouds privés, il avait amassé en quelques années la plus grande banque de données personnelles jamais détenue par aucun parti politique. De leurs goûts musicaux, leurs problèmes de santé à leurs préférences intimes, l’Internet livrait à son œil myope tout de leurs frustrations et de leurs espoirs (p. 251) ». On pense ici à l’inscription gratuite à La République en marche. Mais remplir en ligne sa déclaration fiscale annuelle ne permettent-elle pas à l’administration des impôts de tout connaître des contribuables en temps réel ?

Avertissement ou anticipation ?

Dès 2037 – 2038, la production néo-européenne chute; la crise économique repart. La Nouvelle Europe s’oppose aussi à une Russie expansionniste avant de lui déclarer la guerre. Les forces eunomiques néo-européennes s’effondrent en 2045 sous les coups d’une alliance entre la Russie, la Turquie et les États-Unis. Aurore Henri met fin à ses jours dans son palais des Météores.

La Dictatrice se lit-il au second degré ou entre les lignes ? Le fichage informatique, le revenu d’existence de base, la judiciarisation des intentions sont des sujets de préoccupation immédiate. Contre qui ou contre quoi ce livre est-il destiné ? Diane Ducret a-t-elle rédigé une satire dystopique ? Prévient-elle le public des menées menaçantes de l’État profond hexagonal ? S’élève-t-elle contre la manifestation tangible du « populisme des bien-pensants », Emmanuel Macron ? Dénonce-t-elle au contraire par avance un éventuel candidat – surprise à la présidentielle de 2022 – genre Christophe Mercier dans la troisième saison de Baron noir – en résonance avec l’exaspération grandissante des électeurs ?

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Bien que paru au début de l’année 2020, l’ouvrage fait écho à la sortie énigmatique d’Emmanuel Macron à Brut, le 4 décembre 2020 ? « Peut-être que je ne pourrai pas être candidat. Peut-être que je devrais faire des choses dans la dernière année, dans les derniers mois, dures parce que les circonstances l’exigeront et qui rendront impossible le fait que je puisse être candidat. » Des commentateurs y ont vu l’annonce préventive d’une répétition d’un renoncement à un second mandat à l’instar de François Hollande. Il est en fait possible qu’Emmanuel Macron ne soit pas candidat en 2022 car, pour un motif quelconque (sanitaire, sécuritaire, voire « anti-populiste »), il n’y ait pas d’élections présidentielles. Son mandat présidentiel sera prolongé sine die par une Assemblée nationale complaisante, elle aussi prolongée, et un Sénat mis au pas au cours d’un coup d’État élyséen réussi. Ce putsch institutionnel obtiendrait la bénédiction de la Commission européenne, de Berlin et du gâteux de la Maison Blanche Joe Biden ou de la future Messaline de Washington, Kamala Harris. On ne peut en tout cas que rester circonspect devant un livre si étrange quant à son intention véritable.

Georges Feltin-Tracol

• Diane Ducret, La Dictatrice, Flammarion, 511 p., 2020, 21,90 €.

 

samedi, 16 janvier 2021

Les suprémacistes aiment la fiction

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Les suprémacistes aiment la fiction

par Philippe-Joseph Salazar

Ex: https://lesinfluences.fr

Comment trois romans signés Jean Raspail, William L. Pierce et Jack London sont plébiscités par la contre-culture suprémaciste.

COMMENT RAISONNENT-ILS ? Un jour, à la Rhumerie, Roland Barthes, en tirant sur son Petit Corona de chez Freeman & Son, jadis sis à 65 Kingsway, Londres, déclara : « Si un jour tout ça disparaissait et qu’il faudrait choisir entre la Théorie de la relativité et la Recherche du temps perdu, je garderais Proust. Avec la Recherche on pourra retrouver Einstein, mais l’inverse c’est douteux ... » Pour saisir cette saillie, il faut se souvenir que Barthes s’était approprié un mot ancien, remis en selle par Michel Foucault – ce mot ? « Mathésis ».

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Par « mathésis », Roland Barthes voulait dire que la littérature a des pouvoirs d’apprentissage et de connaissance qui souvent dépassent, et de loin, ce que la science ou les intellectuels peuvent dire du monde.

Une racine indo-européenne remontant à la nuit des temps. En grec ancien le mot dénote apprentissage, instruction, connaissance. Par « mathésis », Barthes voulait dire que la littérature a des pouvoirs d’apprentissage et de connaissance, et d’intellection, qui souvent dépassent, et de loin, ce que la science ou les intellectuels peuvent dire du monde. Un roman peut parler mieux qu’un bouquin d’historien sur une révolution volée au peuple – L’Éducation sentimentale de Flaubert. Mieux révéler de la (dé)colonisation que des mémoires d’universitaire sur l’Algérie – L’Étranger d’Albert Camus. Etc. Cherchez les exemples. On pourra continuer à produire des thèses sur l’URSS : Soljenitsyne a tout dit, et en mieux.

« Mathésis » a partie liée avec la connaissance divinatoire, la mantique (même souche) : la littérature est une forme de divination, elle fait entrevoir ce qui sera, ou pourrait être, ou ne sera pas. Les œuvres de fiction anticipent et font présager du futur car, dixit Platon : « Le dieu a donné la divination à l’homme pour suppléer à la raison. » La fiction supplée aux idées. D’ailleurs cette citation se trouve dans le Timée qui, avec le récit du Critias, donne une narration à mi-chemin entre la science fiction et la politique, la fameuse description d’une société idéale – l’Atlantide. Platon invente là d’un coup à la fois un genre littéraire (le récit dit utopique) et un genre politique (qu’est-ce une société idéale). « Idéale », bref structurée selon une idée testée, car l’Atlantide a existé, dit Platon. Ce n’est pas une fiction mais une réalité qu’il s’agit, politiquement, de rétablir.
Voilà qui nous mène au cœur du sujet : les récits de politique-fiction raciale. Pas tous, seulement ceux qui sont lus, récités et cités maintenant, et qui ont un effet politique de formation, de « mathésis ».

Deux constatations : un, ceux de l’extérieur ne saisissent pas l’importance formatrice de ces récits ou se contentent de les ridiculiser – comme les adversaires du djihad se moquaient des discours et écrits du Califat de l’État islamique. Deux, si l’internationale blanche peut aligner des récits de politique-fiction forts, la gauche radicale (ou flasque), elle, n’a plus rien, et c’est stupéfiant : aucun roman, aucun récit de fiction qui galvanise les troupes. Car dans les années cinquante et soixante la gauche eut sa grande littérature d’action, à la fois hautainement littéraire et les mains dans le cambouis de la pratique : deux ou trois générations de jeunes ont lu les romans de Sartre, Camus, Beauvoir – et ont cru à la Révolution – politique, sociale, sexuelle. En 1968 ils sont passés à deux doigts de la victoire politique immédiate mais force est d’admettre qu’ils ont alors remporté une victoire sur le long terme : l’idéologie régnante et le discours dominant actuels, même dans leur travesti gestionnaire et leur langage hébété, gardent en effet les traits les plus forts de ce qui fut mis en imagination par ces œuvres littéraires prémonitoires, leur « mathésis ».

Or, en catimini, c’est la droite raciale qui a pris le relais. Il existe une littérature qui forme, qui instruit, qui fait apprendre – une « mathésis » blanche, lue et relue à la fois comme mantique, c’est-à-dire par son pouvoir de prémonition, et comme une pratique, c’est-à-dire de quasi manuels de rébellion. Trois romans : Le Camp des saints de Jean Raspail (1973), Les Carnets de Turner d’Andrew Macdonald (nom de plume de William L. Pierce) (1978) et Le Talon de fer de Jack London (1908). On a là un « dispositif » rhétorique (autre notion de Foucault).

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Jean Raspail, une fascination incantatoire

  Le Camp des saints est devenu un classique de l’internationale blanche, traduit en de nombreuses langues. C’est un des romans français les plus vendus au monde. Au début des années 1970, Jean Raspail imagina cette invasion de l’Europe depuis l’Inde, et la défaite mondiale de l’Occident, désespérément et inutilement défendue par de rares Justes face à l’holocauste global, et narrée depuis le réduit suisse alors que les « Barbares » montent à l’assaut. En 1972, la loi Pleven contre l’incitation au racisme est votée, le film Avoir vingt ans dans les Aurès sort en salle, le militant maoïste Pierre Overney est assassiné, Le Pen fonde le Front national et la guerre du Viêt-Nam a encore trois ans devant elle avant la déferlante des boat-people (1975-1978). Le roman vient aussi quatre ans après le discours du Britannique Enoch Powell, des « rivières de sang », prémonitoire, selon lui, de la montée de l’immigration du Commonwealth vers le Royaume-Uni et de ses conséquences.

On a dit que c’était une dystopie, mais c’est inexact : contrairement à Orwell dans 1984, Raspail ne décrit pas une société néfaste qui s’installe, un fonctionnement inhumain d’institutions, bref une utopie de malheur, mais l’effondrement d’une société, l’Occident comme on disait alors.

Aucune solution n’est proposée, sauf une, inéluctable, et rapide, celle de la destruction. C’est un livre de politique-fiction, ce n’est pas une utopie politique qui offre la prémonition d’une société idéale à rebâtir. C’est une apocalypse géopolitique sans rachat des péchés – les erreurs politiques ayant conduit à ce génocide des Occidentaux – et sans espoir de renaissance.

Pour les lecteurs de l’internationale blanche actuelle, le roman est lu à travers le calque de la crise récente des réfugiés et de la crise plus ancienne de l’immigration en France. Raspail a pu, adroitement, faire de nouvelles éditions, raboter, expliquer, paraphraser mais une chose est certaine : il ne propose pas un projet politique. Son attrait, général par l’internationale blanche actuelle, est qu’il avertit de ce qui arrivera si aucun « plan » n’est en place pour contrecarrer l’action délétère des gouvernants occidentaux. La fascination qu’exerce le roman est de l’ordre incantatoire : sans « plan », sans préparation, nous sommes perdus – les réseaux suprémacistes parlent de « prepping » : il faut se préparer. Comme l’intrusion au Congrès américain, et toutes ses conséquences, le jour où se tint le vote de certification du scrutin présidentiel (6 et 7 janvier 2021) le réseau Boogaloo sommait ses partisans : « Commencez le maillage, planifiez, préparez-vous. Imprimez des cartes de vos quartiers. Sortez vos kits de survie et entraînez-vous. Ayez des amis sûrs. Au jour fixé vous n’aurez sous votre contrôle que ce que vous aurez préparé. »

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William Luther Pierce III, l’influence suprématiste

  Or c’est ici qu’intervient le deuxième roman clef (Roland Barthes parlait de « texte tuteur »), Les Carnets de Turner.

Ce qu’ils offrent est justement un scénario de politique-fiction où ceux qui se sont préparés finissent, après des aventures épiques, par faire triompher leur résistance à la destruction des Blancs par les Noirs téléguidés par les Juifs (le roman fonctionne avec ces trois actants comme on dit en théorie de la narration). Sa structure narrative est cruciale pour comprendre la fascination que ce roman exerce sur la jeune génération des « réalistes raciaux ». Il s’agit de mémoires retrouvés longtemps après le triomphe de l’Organisation (blanche) sur le Système (le gouvernement américain et ses alliés), présentés par un historien de la Grande Révolution – celle-ci fut le résultat de la résistance et de la campagne de terreur menée par l’Organisation et planifiée par son comité central, l’Ordre. Cette insurrection nationaliste blanche, après des revers et des défaites, finira par s’étendre au monde entier, en 2000, par l’éradication de tous les peuples non blancs (Juifs compris). Peu importe son auteur, William Luther Pierce III (1933-2002), un intellectuel et figure éminente du suprématisme blanc américain (l’Alliance nationale), car l’impact intellectuel du roman dépasse le cadre, en réalité assez restreint, de sa propre influence : c’est un cas où les idées passent par une fiction plus que par la propagande de parti, et s’étendent au delà du cercle étroit des fidèles.
Mais les Carnets ne sont pas une utopie : on n’y trouve pratiquement aucune description de l’Organisation et encore moins du fonctionnement de la société née de la Grande Révolution et de l’éradication des races non blanches. Le but du roman est de décrire un processus de « prepping » d’un individu, de sa conscientisation d’homme blanc, de sa préparation à l’action et de son passage à la résistance, y compris avec l’aveu de ses faiblesses : non seulement le roman est centré sur un actant principal, le héros, Turner, mais c’est lui-même qui raconte, à la première personne, ce qu’il a vu et fait. En d’autres termes c’est l’individu en action qui est placé au premier plan, avec forces et défauts, non pas un chef charismatique, mais un fantassin, de base. Le roman, outre qu’il est bien écrit et bien structuré, offre donc à lire l’histoire d’une résistance réussie à l’oppression vue de la base, d’où sa force d’identification et le succès qu’il rencontre depuis.

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Jack London, le levier anticapitaliste et anti-élites

  Mais le Système, l’ennemi des Carnets ? C’est ici qu’intervient le troisième texte tuteur, le roman plus ancien de Jack London, Le Talon de fer. Le livre est le récit, consigné dans un manuscrit miraculeusement retrouvé sept siècles après les évènements, d’une insurrection « fraternelle » suivie de trois autres « Révoltes » étalées sur trois siècles, « toutes noyées dans le sang, avant que le mouvement mondial du travail ne s’épanouisse ». Trotsky en donne ce résumé fulgurant en 1937 : « Dans son tableau de l’avenir il ne laisse absolument rien subsister de la démocratie et du progrès pacifique. Au-dessus de la masse des déshérités s’élèvent les castes de l’aristocratie ouvrière, de l’armée prétorienne, de l’appareil policier omniprésent et, couronnant l’édifice, de l’oligarchie financière. »

Le récit est une dystopie : on y découvre une société « idéale », c’est-à-dire, selon l’idée que décrit assez justement Trotsky, d’une oligarchie financière dans ce qu’il nomme, à tort ou à raison, écrivant en 1937, un régime fasciste. Le héros n’est pas le narrateur mais sa femme, issue de cette oligarchie. En quoi ce récit de politique fiction est-il le troisième élément du dispositif rhétorique ? De quoi est-il persuasif ? Premièrement du fait que, pour les lecteurs de l’internationale blanche, il ne décrit pas une société fasciste, justement, mais la société actuelle. La phrase de Trotsky est aisément traduisible : au dessus de la masse des Blancs dont on a annulé l’héritage s’élèvent les élites, à savoir les syndicats, les forces de l’ordre, un système omniprésent de contrôle et, au sommet, l’oligarchie de la finance. Il manque les médias mais ne font-ils pas partie de l’appareil idéologique de la superstructure, cet Überbau, cet édifice, terme marxiste employé par Trotsky à juste escient ? Or, deuxièmement, la nouvelle idéologie raciale blanche, suprémaciste ou non, est anticapitaliste ou anti-élites car, à ses yeux, elles sont les leviers du « cosmopolitisme » qui opère un gommage forcené des différences culturelles et biologiques entre les races afin d’optimiser les flux marchands et les flux de main d’œuvre de l’internationalisme marchand. Troisièmement, l’« oligarchie » dissimule la dureté de ses opérations sous les labels lénifiants de diversité, proximité, solidarité, vivre ensemble – une rhétorique de l’asservissement consenti de « déshérités ». Ce qu’offre donc Le Talon de fer c’est une description de ce qu’est le « Système » auquel Les Carnets de Turner font allusion, mais ne décrivent pas. Les deux romans s’emboîtent.

Pour résumer, ces trois romans forment une « mathésis », une construction prémonitoire du monde qui anime la jeune génération de « réalistes raciaux », « nationalistes blancs » ou « suprémacistes ». L’influence de ces récits de fiction tient donc à la fois à leur contenu et à la manière dont les trois romans se soutiennent les uns les autres pour former un cadre intellectuel – au sens où la passion qui anime ces récits porte une interprétation des faits et une intelligence des enjeux. Ce sont les trois fictions clefs qui nourrissent, par toutes sortes de réseaux parfois extrêmes, un plan de prise de conscience de l’identité blanche et de préparation à une prise éventuelle du pouvoir. Puissance potentielle de la fiction.

jeudi, 07 janvier 2021

Luc-Olivier d'Algange: Prologue à L' Ame secrète de l'Europe

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Prologue à L' Ame secrète de l'Europe

Luc-Olivier d'Algange

La meilleure façon de présenter un livre est, peut-être, de dire ce qu’il n’est pas. Ce livre n’est pas une somme, ni une thèse, ni un travail savant. Le lecteur n’y trouvera rien d’exhaustif ni de systématique ;tout au plus quelques aspects, à tel moment de l’aube ou du crépuscule, d’un paysage où se retrouver, avec quelques essors espérés, une amitié commune, après notre expropriation. L’exil intérieur est source de folles sagesses dont aucune ne se soumet à la tristesse, - ce péché par excellence car il est au principe de tous les autres. Tout est perdu, sauf la joie, que les Grecs savaient divine.

9782917579145.jpgVoici donc rassemblés, avec de nombreux inédits, L’Ombre de Venise, Le songe de Pallas, Lectures pour Frédéric II et Au seul nom d’une déesse phénicienne, livres naguère publiés par les audacieuses et coruscantes éditions Alexipharmaque, - lesquelles, comme leur nom l’indique, proposaient des contre-poisons aux toxiques divers dont ce temps nous assomme et dont le moindre n’est pas l’outrance moralisatrice qui exerce désormais ses hystéries sur tous les fronts. A les comparer, les anciennes addictions, opiacées ou autres, nous semblent bien douces.

Les Modernes vivent sous l’emprise de la drogue dure de leur dédain et de leur dédire. Leur stupeur n’est guère dionysienne. Sous leurs pas, la terre ne danse pas, elle se glace. Aux architectures en béton correspondent des âmes bétonnées. Rien n’est plus étranger à ces hommes amers que la reconnaissance des influences, la porosité de l’âme humaine aux forces et aux fastes du cosmos, sa perméabilité à l’esprit des lieux, son accord avec l’âme du monde qu’évoquait Virgile. Si imbus d’eux-mêmes, si bien incarcérés, que tout ce qui leur vient de leurs prédécesseurs, et du monde, leur semble une offense faite à leur vanité sans mesure, nos Modernes font passer leurs reniements pour des «repentances» et cheminent, en crabe, dans un univers qu’ils ignorent avec tous les moyens technologiques mis à leur disposition.

Lire, c’est-à-dire prêter attention à autre chose qu’à leurs ressassements infirmes  est au-dessus de leurs forces, si pleins d’eux-mêmes que la pensée d’autrui, sa musique, leur sont impensables et inaudibles pour des raisons presque physiologiques. Nous ne sommes pas sans mesurer ce qu’il y a de téméraire ou d’absurde à écrire, selon les exigences et les conseils de nos bons maîtres, en ces temps hypnotisés d’images, et pour le reste, censeurs et fanatiques. Cet exercice qui requiert une attention constante au mouvement de la pensée accordée à ce bien commun par excellence, notre langue ; cet exercice, qui parfois est spirituel, s'il n'est pas voué à disparaître, demeurera le bien ultime de ceux auxquels tout à été ôté. « En étrange pays dans mon pays lui-même » disait Aragon .

9782866811396.jpgCependant, ne déplorons point trop de vivre dans ce temps qui nous offre la chance inquiétante et exaltante de ressaisir, avant qu’elle ne disparaisse, et de notre mémoire même, ce qu’est une une civilisation ! Le crépuscule, nous dit HöIderlin, détient le secret de l’aurore. Jamais, sans doute, dans ce déclin et cet abandon, les formes anciennes ne nous parurent si éclatantes et si mystérieuses, si proches serais-je tenté de dire, sitôt que notre regard touche, par une décision résolue,  à la grande limpidité qui va jusqu’au fond du Temps.

Peu de chose nous séparent de la vie magnifique, de l’origine resplendissante, de notre puissance et de notre joie. De ce peu de choses, marasmes divers, intoxications morales, les écrits ici rassemblés espèrent, pour quelques uns, dissiper le pouvoir. Que leur vertu rêvée soit celle du claquement des doigts qui dissipe l’hypnose d’impuissance dans laquelle nous sommes plongés ! La lucidité revient alors, en ressac. Soudain nous savons que l’on veut notre mort, et, plus exactement notre mort-vivante, afin que nous puissions encore servir.

L’héritier, ce méchant homme selon la vulgate bourdieusienne, est un condamné à mort. Ses affinités avec la Grèce d’Empédocle et d' Homère, l’Allemagne de Novalis et de Nietzsche, l’Italie de Dante et de D’Annunzio, la France de Maurice Scève et de Gérard de Nerval, font de lui l’homme qui n’a plus cours. Les Moralisateurs veillent à ce qu’il soit inaudible. Un mot, ou deux, suffisent à l’exclure. Ces adeptes de la morale répandue semblent ignorer que, selon le mot de Pierre Boutang, la morale n’est pas quelque chose que l’on fait aux autres mais seulement à soi-même, et dans le secret. La vulgarité suprême est de l’oublier.

Ces propos seraient mal compris si on les songeait de désespérance. La lucidité qui interdit de se fourvoyer en optimismes fallacieux ou «progressistes» est une chance lustrale. Tout ce que nous aimons y revient, telle l’épiphanie de la lumière sur l’eau, l’éternité même, «la mer allée avec le soleil» du poème d'Arthur Rimbaud. Celui qui se désillusionne des valeurs réenchante les Principes.

Les Modernes se soumettent à toutes les abstractions, ils adorent l’Indistinct, qui, pour eux, a pris la place du Dieu des théologies révolues. La confusion est d’autant plus aisée qu’entre l’Indistinct d’aujourd’hui et le Dieu de jadis la  différence est subtile et que le subtilité est devenue la chose du monde la moins bien partagée. Rien ne fait plus horreur au Moderne que la diffraction de l’Un, le chromatisme de la pensée, l'expérience métaphysique de la lumière qui émane ou resplendit de même rien ne lui est plus étranger que l'ombrage et le secret.

Sa lumière artificielle, scialytique, n'envahit pas seulement ses supermarchés, ses bureaux mais la pensée elle-même, qui aplatit toute chose, efface la douceur des reliefs. Dans ce monde d'apparences, plus rien n'apparaît. L'apparence sans l'apparaître est totalitaire. Sans l'orée, où nous la voyons advenir, elle se donne pour fin dernière, et nous fige, face à elle, en statues de sel. Alors, et dans tous les sens du terme, nous ne pouvons plus nous sauver.

froLOda.jpgL'horreur visible des débuts de l'industrialisation, avec ses murs noircis de suie et ses feuillages racornis de miasmes, laissait au moins aux hommes la tentation de l'exotique, le voyage de Gauguin ou de Ségalen. La grande uniformisation planétaire nous ôte ces idylles . Le bien pour ce mal sera de nous retourner vers nos propres sources intérieures. Ce sera l'affaire non de tous mais de chacun, - de quelques uns, pour être plus précis, nous ne le savons que trop, élite fervente et rêveuse qui s'opposera à «l'élite» mal élue, comme on dirait mal élevée, des actuelles technocraties. Le proverbe est juste; «le poisson pourrit par la tête», - mais contre l'élite malversée, il faudra bien inventer une élite élue par l'écume de l'Aphrodite Anadyomène, une élite aimée des dieux, de même qu'à la masse, il faudra opposer un peuple, qui serait, lui aussi, dans la reconnaissance de ses dieux et de ses symboles. Ce sera la poésie ou rien.

Le christianisme, qui fut, non de toujours, mais pendant longtemps, l'espace même de l'Europe, sa définition la moins fallacieuse, qu'en reste-t-il si on lui ôte sa légende dorée, son ressouvenir des héros et des Saints, ses Anges, son latin mystique, ses rameaux de poésie ? Il lui reste la morale, mais une morale souvent frappée par le vil sophisme qui confond la justice et l'esprit de vengeance.

Est-il alors nécessaire de préciser que l'Europe qui titre cet ouvrage est bien loin de l'Europe économique, de l'Europe administrative et commerciale ? Nous avons pris le droit, dans nos solitudes, de parler d'autre chose, comme Stefan George évoquant, et invoquant, l'Allemagne secrète, face à l'Allemagne utilitaire, «managériale» et publiciste. Nous voici à ce tournant où il nous faut, pour ne point tomber, convoquer ces alliés impondérables que sont les œuvres et les songes.  Les songes sont les étymologies de nos actes. 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ame secrète de l'Europe, L'Harmattan 2020.

samedi, 02 janvier 2021

Comme le temps passe, le roman mythologique de Robert Brasillach

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Comme le temps passe, le roman mythologique de Robert Brasillach

Par Frédéric Andreu-Véricel

René et Florence, les personnages principaux de ce roman arc-en-ciel sont deux jeunes gens qui s'aiment.

Aimer, pour eux, cela veut dire se tenir la main, se promener au bord de la mer et cela veut dire, aussi, contempler des îles lointaines, ces miroitantes fata morgana de leur enfance.

Par leurs yeux nimbés de réminiscence, nous entrons presque à notre insu dans le royaume émerveillé de leur enfance, qui est aussi un peu le nôtre.

Il n'est pas rare que j'ouvre mon vieux livre de poche, à la couverture déchirée, dans le métro, le bus, les salles d'attente du dentiste et, avouons-le, dans la vie elle-même que la démocratie libérale a transformé en une grande salle d'attente. Alors, ces temps morts se transforment en moments narratifs aux éclats de rêve, d'enfance et d'amour...

Mais, comme tout ce qui touche de près ou de loin aux années trente, à la Collaboration, à Brasillach, la lecture de Comme le temps passe ne va pas vraiment de soi. D'où, la question : peut-on lire Comme le temps passe de ce côté-ci de l'Histoire ?

Comme le temps passe est une des oeuvres les plus sensibles du XXe siècle, une oeuvre qui n'a pas oublié le nom des fleurs. Tout le monde en convient y compris les professionnels de la détraction.

Il est cependant regrettable que les controverses entre détracteurs et partisans de l'auteur toisent les oeuvres. Si populaires avant-guerre, ses romans, et surtout les poèmes écrits en prison, sont devenus, à une époque où l'on ne lit plus guère de poèmes, des bannières de ralliement.

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L'Histoire est écrite par les vainqueurs et il ne nous appartient pas d'écrire l'Histoire écrite par les vaincus. Rappelons tout de même que Robert Brasillach a subit un procès au terme duquel il fut exécuté dans la fleur de l'âge pour fait de Collaboration.

Tuer un poète, afin de prouver au monde entier sa détermination à lutter contre la barbarie nazie, il fallait y penser. Tuer un poète - étoile montante de la littérature française - au terme d'un procès bâclé, afin de rétablir la démocratie et l'Etat de droit, il fallait y penser. Et ils y ont pensé.

On pourrait cependant se dire, cela concerne l'homme, ses engagements politiques et non l'oeuvre, si les choses se passaient comme nous aimerions qu'elles se passent.

J'aimerais tant que l'on cesse de prendre en otage - dans le sens du pour ou celui du contre - une oeuvre romanesque et poétique si originale et féconde, à des fins bassement idéologiques. Oui mais voilà, l'idéologisme, c'est comme la délation en temps de guerre, cela ne fait pas partie des grandeurs françaises ; cela fait partie des "passions tristes" au sens que Spinoza donne à ces termes.

On a beau dire que Comme le temps passe est un roman sensible, un dialogue avec les personnages qui sont ceux-là même de l'âme, un bonheur inouï de lecture, lire Brasillach reste, 75 ans après le procès de son auteur, une activité "suspecte".

Du coup, celui qui aurait l'idée saugrenue de réhabiliter l'oeuvre de Brasillach serait suspecté de coucher avec les idées de l'auteur ; le jeu freudien des compensations psychologiques, le mettrait dans la quasi-obligation de ramener Louis Aragon au niveau d'un auteur mineur. Moi, je défends l'oeuvre lumineuse de Brasillach comme je défends bec et ongle celle d'Aragon, comme je défends la nécessité de la lecture en elle-même, aussi absolument que je hais la société post-littéraire.

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Ouvrir un ouvrage de Brasillach, c'est ouvrir un arc-en-ciel dans la monochromie de notre temps et tant pis si l'évoquer dans un article ou dans une causerie entre amis, c'est s'exposer à des remarques, des procès d'intention logés entre les sourcils. Prononcer le nom même de Brasillach, c'est aussi montrer que les maîtres de la réduction et de l'amalgame, ont certes remporté des batailles stratégiques, mais non la guerre.

Laissons donc ces "termites de la réduction qui rongent la vie humaine depuis toujours" (Kundera) a leur périmètre : les faux plafonds de la critique universitaire ; à leurs réseaux: les médias "mainstream" et surtout à leurs tuniques de Nessus : le politiquement correct et ses déclinaisons infinies (l'historiquement, le moralement, le littérairement correct, etc.).

Le principe de séparation d'une oeuvre et de son auteur, proposé je crois bien par Marcel Proust en son temps, c'est bien joli, cela prévaut dans le monde des madeleines trempées dans le thé, mais dans le monde réel, cela ne marche pas ou très mal. C'est l'exemple type d'une mauvaise bonne idée. Cela fonctionne par temps de paix mais non par temps de guerre, et nous sommes en guerre, celle que livre la fausse liberté à la vraie liberté, le pays légal au pays réel, celle que livrent, redoutable, les mondialistes aux patriotes.

Par temps de guerre, dans un pays occupé, on prend des risques. On ne trahit pas ses amis, ni leur mémoire. On défend Brasillach comme le fit, en son temps, son beau-frère, Maurice Bardèche.

Et puis, voyons aussi les choses autrement, en attendant la trêve des confiseurs, la rareté des livres de Brasillach sur les étagères des libraires, c'est la rareté de l'or.

Une question demeure, essentielle : Pourquoi Comme le temps passe peut changer la vie? Pas la vie en général, mais votre vie à vous, irradiée que vous êtes par sa lecture.

A mon avis, cette question ne peut avoir de réponse qu'intérieure. Lire Comme le temps passe, c'est s'exposer à une fréquence narrative qui fait entendre les chuchotements de l'enfance. C'est comme porter à son oreille un coquillage tout résonnant des bruits de la mer, les vagues de la baie d’Alcudia.

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Tout se passe en effet comme si le lecteur qui regarde le monde par les yeux de René et/ou de Florence (les personnages principaux du roman) accédait au double regard platonicien. Il perçoit alors, pour reprendre les termes de Luc-Olivier d'Algange, "le matin profond de sa mémoire". Sans le savoir, il se relie à une "cadena aurea", une chaîne d'or fréquentielle des chercheurs d'âme. Oui, Comme le temps passe parle de l'âme et parle à l'âme. Et c'est là l'essentiel.

En un mot, Comme le temps passe, c'est l'oeuvre de la "réminiscence" des choses qui ne passent pas. Comment ce miracle est-il possible ?

Sans prétendre là encore à une réponse exhaustive, je commencerais par évoquer une expérience personnelle (et donc aussi potentiellement transpersonnelle). Il m'arrive d'ouvrir Comme le temps passe comme on consulte un oracle, avec de belles et surprenantes rencontres à la clé, non seulement avec les personnages du roman, Florence, René et la majestueuse tante Espérance, mais aussi avec des personnes bien réelles. Anne Brassié, la biographe de Robert Brasillach que je rencontrais alors que je tenais le livre à la main - rencontres qui laissent à penser qu'elles sont aussi des rencontres d'âmes.

Il arrive aussi que les pierres d'attente de ce livre, les roches narratives que la lecture rend soudain phosphorantes, éclairent les voies anciennes de mon enfance. Hölderlin a tout dit lorsqu'il a dit : "L'homme est un dieu lorsqu'il rêve et un mendiant lorsqu'il réfléchit". Ces rêves-là ne s'écrivent non pas au passé mais au présent, le présent de la "réminiscence". J'ai notamment revu, en lisant Brasillach, la crique de nos vacances, entre Sète et Agde.

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La chienne Nita s'amuse avec les vagues, tandis que le tuba de plongée de mon père sillonne l'onde comme la nageoire d'un requin. Ma mère, qui ne sait pas nager, me surveille de loin. Partout, le bleu immense de la mer.

J'étais un enfant rêveur, dans le brouillon de ses 9 ou 10 ans. Dans l'immeuble encore brut de décoffrage de nos vacances (celui des ouvriers et des classes moyennes de l'époque), il y avait cette fille de l'étage du dessus qui se penchait à la fenêtre. Brune comme le soir. Je crois qu'elle était Espagnole mais je n'en suis pas certain. Elle me regardait, je la regardais ; c'était ma Florence à moi.

Pour elle, je ramassais de jolis coquillages.

Comme Hernie dans Summer of 42 (le superbe film de Robert Mulligan), j'espérais tant la revoir l'été suivant. Mais l'été suivant, je ne la revis point. Je ne l'ai cependant pas oubliée. Elle est, comme l'écrit si joliment Brasillach à l'endroit de la Tante Espérance, "remontée de la banalité courante à un empyrée de mythologie". Comme le temps passe, la magie de l'enfance et le "halo autour des choses".

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In everyone's life there is a summer 42 dit le trealer du film de Mulligan. "Dans la vie de chacun, il y a en effet en chacun un amour d'été", réitération du paradis perdu qui est au fond de tous les peuples.  Le livre de Brasillach réveille cette mémoire endormie, ce temps où nous sommes nés à l'amour, cette rencontre d'été qui dort en nous comme une Belle au bois dormant et le paradis perdu d'Adam et Eve qui vit en chaque peuple. L'un conduit à l'autre ; l'autre conduit à l'un.

Le livre de Brasillach, c'est cette boite à souvenirs qui, une fois ouverte, dégage le "halo" mystérieux de la nostalgie. Ce halo mystérieux - que refuse obstinément notre époque - est pourtant essentiel à la vie véritable.

C'est ce halo qui fait que certains événements de la banalité courante rentrent dans notre "mythologie personnelle". Une vie sans "halo autour des choses" est une vie sans caisse de résonnance, réduite à une équation libérale, à un contrat à durée déterminée, à bilan de santé.

Autrement dit, l'équation, c'est le mythe moins la magie de la vie, moins l'inattendu, moins l'espérance ; c'est l'avènement de l'enfant de la mère inutilement né" (Aragon). Nous y sommes.

Ce halo enchanteur, c'est aussi le seul antidote véritablement efficace contre l'utilitarisme, "cette idée toxique, que l'économie pourrait résoudre l'essentiel de nos problèmes" (Alain de Benoist).

Avec le recul, on se rend compte que le procès de Brasillach, c'est aussi le procès de ce halo autour des choses, le procès de la "collaboration" avec l'enfance, avec la poésie de la vie.

Tuer un poète, ce n'est pas très difficile et cela rend possible toutes les lâchetés et les renoncements à venir. Cela rend possible la surexploitation des sols, les surdoses de sulfate et les poulets aux hormones. Il fallait tuer Brasillach pour que les multinationales remportent définitivement la guerre et pour que les peuples la perdent.

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La "mythologie personnelle" décrite dans Comme le temps passe, cela veut dire se remettre à l'écoute de la vie et de son récit.

Comme le temps passe est en effet le contraire même de "ces romans réalistes sans rivage" que fustigeait justement Aragon. Roman énigmatique ou autre chose qu'un roman, telle est la question ? Pour moi, on peut mettre Comme le temps passe dans le genre du roman comme on peut chausser un soulier d'une demi-pointure qui n'est pas la sienne. C'est possible mais pas très confortable.

Connaissez-vous beaucoup de romans avec pour incipit "Au commencement, il y eut le paradis terrestre" ? Avec Adam et Eve qui parlent dans la préface ? Un roman dont les lumineux accidents narratifs invitent à découvrir sa "mythologie personnelle" ? Moi, je n'en connais qu'un et c'est Comme le temps passe.

Dès la première ligne, le lecteur est en effet prévenu : les pages qui suivent relatent une histoire avec des personnages personnifiés à minima (on ne connaît que leurs prénoms) et une trame narrative qui conduisent moins à "définir" une "histoire" romanesque qu'à "infinir" sa propre vie.

"Infinir sa propre vie", en explorer les couches, les ciels, en percer l'intime secret, rien que cela ! En d'autres termes, ce roman vise à nous faire entendre notre "légende narrative", le récit, voire le récital, qui nous précède et dont chacun est tributaire, sans que nous en soyons conscients. Et cette découverte est aussi essentielle à la vie que l'oxygène que nous respirons.

Je parle avec le coeur, sans faux semblants, sans le recours à ce métalangage universitaire, ronronnant et velléitaire. Même si cette liberté de ton a un prix, même si elle me coûte peut être les fatwas des spécialistes aigris et des maîtres censeurs. Mais qu'importe ! Je persiste et signe : j'affirme que Comme le temps passe n'est pas à proprement parler un "roman".

Si Comme le temps passe, oeuvre hiéroglyphique de l'enfance, est "autre chose" qu'un roman, alors qu'est-il exactement ?

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Il y a tout d'abord un ton onirique général qui entoure le texte. Tel Ulysse conduit par les Phéaciens, le lecteur se retrouve sur Ithaque, un beau matin. Comme le temps passe nous conduit sur les rivages de notre enfance rêvée et de nos premiers amours. Bien qu'onirique, le décor du roman est ancré (et encré) par un espace circonstancié et non dans les brumes surréalistes. La côte catalane, les îles Baléares sont tout-à-fait repérables sur une carte.

Même si le texte de Brasillach nous entraîne dans une vision onirique, elle est celle des rêves éveillés et éveilleurs qui prolongent le réel et non des sommeils insondables.

Nous apprenons par exemple que le métier de René est vendeur d'automobiles, activité on ne peut plus concrète. Nous apprenons que les parents de René et de Florence ont disparu dans un accident ferroviaire. Cela aussi, voyez-vous, c'est concret comme une pierre.

D'autres accidents narratifs émaillent le récit. Par exemple, cette scène cocasse où la vieille auto de René tombe en panne, digne d'une scène à la Louis de Funès (On peut aisément imaginer le "coup de la panne" !).  La scène de l'auto rappelle à Florence (qui se trouve dans l'auto au côté de René) une scène heureuse de son enfance. Florence se revoit en effet en compagnie de son ânesse qui s'arrête soudainement. Impossible de repartir même en tirant sur l'attelage de l'animal entêté ! D'apparence anecdotique, cette scène (qui ne dure qu'un court paragraphe) est pour moi hautement significative.

Les traces du conte dans le roman brasillacien, les animaux dont il ne manque que la parole.

Nous savons depuis les travaux des anthropologues du monde animal, que le traitement infligé aux animaux par une société, métaphorise le degré d'humanité de cette société. Un baromètre qui indique presque objectivement ce qu'une société cache.

Essayons de relire cette scène de l'ânesse à l'aune de cet axiome. Le templum augural de cette scène, elle nous dit quoi ?  Elle nous révèle quoi de l'univers de Brasillach ? L'auteur fait de cette ânesse un "personnage mythologique". L'auteur nous précise ensuite qu'elle marche au rythme du "pas ecclésiastique", signe de la tradition chrétienne dans laquelle s'inscrit Brasillach. L'auteur campe avec cette ânesse un personnage à part entière dont il ne manque, au fond, que la parole.

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Les animaux, dans les romans, jouent aussi leur rôle. Mais ils en sont rarement les acteurs centraux. Le roman moderne met en scène des personnages, réels ou imaginaires.

Il en va tout autrement de ces contes de Grimm qui firent la joie de ma jeunesse. Ces derniers mettent en scène des animaux qui parlent "pour de vrai". Dans les contes, les grenouilles parlent aux princes ; les oiseaux élisent leur roi et racontent des histoires. Dans les contes de fée, les animaux ont la parole.

Avec ses animaux "mythiques" mais qui ne parlent pas, Comme le temps passe est donc à la fois "plus" qu'un roman, mais "moins" qu'un conte. Il serait en effet excessif de qualifier ce texte de conte de fée. Une seule fois, l'auteur précise qu'"il y eut un temps où les animaux parlaient". La rupture avec le conte est donc assumée. Le premier chapitre du "roman" décrit trois ou quatre poules ("dont l'une vécut très vieille et boitait"), une demi-douzaine de chats, un chien et un flamant rose "qui lui aussi fait partie de la mythologie personnelle" des enfants. Une maison, un jardin, des jeux qui trainent sur le sol et un jardin, un jardin surtout "où il semblait que toute l'existence devait s'écouler". On apprend aussi que les animaux de cette arche "suivent les enfants" lorsqu'ils empruntent le chemin menant à la mer.

Chez Brasillach, les animaux suivent les enfants, les rois du jardin. Dans le conte de fée, c'est généralement le contraire. Les animaux sont à la fois des messagers mais aussi des acteurs, des "personae" au sens grec du terme (per sonna, "pour le son") à part entière. Brasillach précise qu'"un jour les animaux parlaient" ce qui indique qu'ils ne parlent désormais plus. L'aigrette fait cependant partie de la "mythologique personnelle" des enfants, comme l'ânesse de Florence, mais ils ne parlent cependant pas à la première personne comme dans les contes de fée.

Bref, il ne manque aux animaux de Brasillach que la parole pour faire de Comme le temps passe un conte à part entière.

L'ânesse est un animal bourru ! Elle supporte mal l'attelage que Florence essaie de lui fixer sur le dos. Elle refuse subitement d'avancer, et a même semble-t-il, fait tomber d'un coup de patte le marque-page inséré dans le livre !

Vous rendez-vous compte ! Cela fait trois jours que je recherche en vain le passage de l'ânesse !

Trois jours que l'ânesse se joue de moi ! C'est dire la magie de Comme le temps passe qui est tout autre chose qu'un roman sans rivage, ni roman, ni un conte de fée. Alors qu'est-t-il ?

Il relève peut être d'un genre narratif situé "quelque part" entre le roman et le conte que l'on pourrait dire "le roman mythologique" - en tout cas un espace narratif où l'ânesse de Florence attend le lecteur pour une promenade à travers les mots...

Frédéric Andreu-Véricel

Contact : fredericandreu@yahoo.fr

samedi, 26 décembre 2020

Quand Truffaut était de droite et critiquait les films idéologiques

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Quand Truffaut était de droite et critiquait les films idéologiques

Proche des hussards, le futur régisseur a signé des critiques enflammées. Ellessont maintenant disponible en un volume

Claudio Siniscalchi

Ex: https://www.ilgiornale.it

En novembre 1955, un jeune critique de cinéma à succès, François Truffaut, décide de rencontrer un ancien collègue (c'est ainsi qu'il l’appelle), Lucien Rebatet. Truffaut a 23 ans et se précipite dans les escaliers.

Rebatet a 52 ans, et est affaibli de corps et d'esprit. Ils déjeunent tous les deux le long de la Seine, à bord d'un bateau-mouche. Rebatet, plus connu à cette époque sous son pseudonyme François Vinneuil, écrivit à partir de 1930 sur le cinéma pour L'Action française (jusqu'en 1939) puis, à partir de 1935, pour l'hebdomadaire Je suis partout. En 1941, il publie un pamphlet sulfureux, dans lequel il dénonce la "grande invasion" des Juifs dans le cinéma et le théâtre français. L'année suivante, il devient une célébrité avec un volumineux acte d'accusation contre le Front populaire et la France de Vichy, Les décombres. Fervent partisan de l'alliance franco-allemande, et antisémite agressif, Rebatet est condamné à mort pour ces motifs en 1946 (peine qui sera transformée en prison à vie en 1947). En juillet 1952, il est remis en liberté. Mais il était devenu un paria. La patrie le rejette, malgré Les Deux Etendards, publié en deux volumes par Gallimard en 1951. François Mitterrand, parlant de ce roman sans fin d'amour et de métaphysique, a dit que le monde est divisé en deux : ceux qui l'ont lu et ceux qui ne l'ont pas lu. Truffaut, le "jeune amant", a décidé de rencontrer le "vieux critique", défiant ainsi les conventions.

L'idée de provoquer, de scandaliser, est un trait essentiel de la personnalité de Truffaut. Mais il y a quelque chose de plus profond qui scelle la rencontre. Rebatet, qu'on le veuille ou non, appartient à l'une des grandes traditions anticonformistes de la culture française, qui commence avec Charles Maurras et débouche chez les Hussards. Et, à toutes fins utiles, Truffaut est le chef de file de la critique cinématographique des Hussards. Il vient de s'imposer sur la scène française avec un écrit  explosif, intitulé Une certaine tendance du cinéma français, paru dans le premier numéro de 1954 du mensuel Cahiers du cinéma. C'est "une attaque à la baïonnette", dans laquelle Truffaut réécrit l'histoire du cinéma français. Si le produit national est devenu aussi bâclé et répétitif, c'est la faute des réalisateurs qui n'ont aucun courage et des scénaristes attachés à "inventer sans trahir", qui privilégient le mot à l'élément visuel. Le réalisateur est finalement réduit à une présence insignifiante: un prêteur de main d'œuvre, payé pour ne faire que de beaux plans. Truffaut a l'idée géniale de réadapter, au milieu des années 1950, la querelle déjà proposée par les écrivains romantiques du XIXe siècle, entre "anciens" et "modernes". Pour le "Rimbaud de la critique", la controverse représente presque une "nécessité morale". Mais il a besoin d'un forum approprié pour devenir le "broyeur du cinéma français", l'homme le plus détesté de Paris, une sorte de terroriste en perpétuel mouvement.

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Le meilleur forum pour faire exploser le talent de Truffaut fut Arts, la vitrine hebdomadaire des Hussards, fondée en 1952. En 1954, le nouveau directeur en est Jacques Laurent, à la recherche de jeunes talents anticonformistes qu’il pourra jeter dans la mêlée. Si Breton était le pape du surréalisme et Sartre de l'existentialisme, Laurent était le pape des Hussards. Il ouvre les portes du magazine aux écrivains marginalisés après la Libération : Jacques Chardonne, Paul Morand, Marcel Jouhandeau, Marcel Aymé, Henry de Montherlant. Et en même temps, il promeut les nouveaux écrivains hostiles à l'engagement politique de gauche : Roger Nimier, Michel Déon, Antoine Blondin. Le terme « hussard » a été emprunté au roman de Roger Nimier, Le hussard bleu (1950). Sur le plan littéraire, les hussards se sont opposés à la "dictature sartrienne". La littérature, telle qu'elle est comprise par le philosophe devenu l’intellectuel des médias, est mélangée à un engagement politique (marxiste) et métaphysique (existentialiste). Ouvrir le feu contre les hussards, ce fut la tâche de la revue Les Temps modernes. L'article polémique, que Sartre y publie, analyse l'éveil intellectuel fasciste dans un long essai en 1952. L’impact des Hussards, réactionnaires turbulents, est un signe inquiétant pour la revue de Sartre: "Comme tous les fascistes, écrit Bernard Frank, ils détestent la discussion, la temporisation, les idées". Truffaut a collaboré avec l'hebdomadaire des Hussards de février 1954 à décembre 1958, en rédigeant 460 articles, rassemblés par Gallimard dans les Chroniques d'Arts-Spectacle 1954-1958 (528 pages, 24 euros). Pour ceux qui veulent comprendre la culture française, et pas seulement le cinéma, des années 50, que l'on croit à tort dominée par Sartre et ses imitateurs, un vide est comblé. Les écrits de Truffaut qui ont paru dans les Cahiers du cinéma ont été surtout mis en exergue. L'icône de l'artiste de gauche qui, en 1968, a mis fin au Festival de Cannes et qui, en 1960, a signé le Manifeste des 121 en faveur des soldats déserteurs en Algérie est en quelque sorte ternie. La collaboration avec Arts inscrit à juste titre le jeune critique dans le panorama de la droite littéraire. Ses adversaires qualifient Truffaut de fasciste, de désengagé, de provocateur de droite.

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Son style nerveux et agressif exalte le cinéma français des bien-aimés Jean Renoir, Sacha Guitry, Max Ophuls, Robert Bresson. Il déteste carrément Jean Delannoy et Claude Autant-Lara. Il défend Roberto Rossellini. Réfractaire à tout message idéologique, il préfère les films américains, même de série B, aux productions soviétiques. Il a soutenu les jeunes réalisateurs Alain Resnais, Agnès Varda et surtout Roger Vadim. Lorsque Et Dieu créa la femme sortit en décembre 1956, il fut l'un des rares à le défendre. Brigitte Bardot apparaît magnifique dans un film qui est typique "de notre génération parce qu'il est amoral (en ce qu'il rejette la morale actuelle et n'en propose pas d'autre) et puritain (en ce qu'il est conscient de cette amoralité et qu'il en est perturbé)". Le seul défaut de cette splendide publication est la note d'introduction de Barnard Bastide, un long exercice d'équilibre qui n'aborde pas le véritable cœur de la collection. Des colonnes d’Arts, François Truffaut a construit, brique par brique, une critique d'extrême droite du cinéma actuel, de grande qualité stylistique, loin des modes dominantes. Mais on ne peut pas tout obtenir d'un livre.

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vendredi, 25 décembre 2020

Parution du n°436 du Bulletin célinien

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Parution du n°436 du Bulletin célinien

2020-12-BC-Cover.jpgSommaire :

Céline au Brésil. Entretien avec Amanda Fievet Marques

Proust vu et corrigé par Céline

Céline dans le Journal de guerre de Paul Morand

La visite de la Beat Generation à Céline

Évelyne Pollet rééditée à Céline.

Mauriac et Céline

Arrivera-t-il à Mauriac ce qui est arrivé à d’autres écrivains ? Deux ans avant sa mort, il écrivait : « À force de ne pas mourir, le romancier que je suis a été peu à peu recouvert par le journaliste, que certes je ne renie pas : il n’est pas impossible que le Bloc-notes ou les Mémoires intérieurs seront consultés encore à une époque où nul ne songera plus à ouvrir mes romans. »   Ainsi  de Voltaire qui pariait sur ses tragédies alors que c’est sa correspondance que nous lisons. Et Candide qu’il considérait comme une pochade. Même chose pour Mauriac : on ne lit plus guère le romancier des tourments entre la religion et la chair. Mais, cinquante ans après sa mort, l’atticisme, parfois corrosif, du chroniqueur s’apprécie toujours autant. Ce Bloc-notes (1952-1970) était épuisé depuis plusieurs années. Jean-Luc Barré, qui dirige la collection “Bouquins”, a eu la bonne idée de le rééditer. Il en signe aussi la préface, connaissant bien le sujet pour avoir publié une biographie de Mauriac qui révéla au grand jour son homosexualité refoulée. Ce qu’avait subodoré Céline qui voyait en lui « un rongé pédé qui n’a jamais osé ». Au-delà de l’actualité politique, le bloc-notes peut se lire comme on savoure, mutatis mutandis, les mémoires de Saint-Simon. On y trouve un Mauriac gambadant en toute liberté, bien plus libre qu’il ne l’est dans ses romans. Il n’y est jamais question de Céline si ce n’est pour paraphraser les titres de deux de ses livres : Voyage au bout de la nuit (7 avril 1956) à propos du gouvernement de Front républicain, et Bagatelles pour un massacre (13 février 1958) sur le bombardement de représailles d’un village tunisien en réponse à l’attaque d’un avion français. C’est tout et c’est peu. Il est vrai qu’il est difficile d’imaginer deux personnalités aussi dissemblables. Cela avait pourtant bien commencé : en décembre 1932, deux phrases (pourtant réticentes) de Mauriac sur Voyage dans le très lu Écho de Paris ¹, suivies apparemment d’une lettre plus sensible, lui avaient valu une belle réponse : « Vous venez de si loin pour me tendre la main qu’il faudrait être bien sauvage pour ne pas être ému par votre lettre. » ²  Les choses s’envenimèrent par la suite. Mauriac, quoique partisan de la clémence envers les épurés, exprima des jugements hérissant Céline. Belle lettre d’insultes en retour : « Oh Canaille mais oui vous êtes ! Canaille par tartufferie, messes noires, ou connerie on ne sait ! ». Il lui envoie aussi une virulente dédicace au verso d’une reproduction du dessin de L’Illustré National. Avec une allusion à la fameuse dédicace au lieutenant Heller de la Propagandastaffel. Avant-guerre, Ramón Fernandez avait emmené Mauriac rue Lepic rencontrer l’auteur de Voyage. Répulsion instinctive : « Il faisait mante !… exactement !… (…) des gestes d’insecte… » Il le verra surtout « bicot de race ». Le fait que Mauriac critiquait dans L’Express la politique coloniale de la France n’arrangea pas les choses. Mais Céline n’avait-il pas déjà tout dit en 1933 ? « Rien ne nous rapproche, rien ne peut nous rapprocher ; vous appartenez à une autre espèce. »

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• François MAURIAC, Le Bloc-notes, 1952-1962 & 1963-1970, Robert Laffont / Mollat, coll. “Bouquins”, 2020, 2 volumes de 1290 & 1324 pages, index, préface de Jean-Luc Barré, édition établie et annotée par Jean Touzot.

  1. 1) Article reproduit in André Derval (éd.), 70 critiques de Voyage au bout de la nuit, 1932-1935, Imec Éditions, 1993, pp. 109-112.
  2. 2) Cette lettre, celle de 1948 et la dédicace de L’Illustré national  sont reprises dans le volume Lettres de la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2009).